Pour la "gouvernance" intercommunale d’Estuaire et Sillon - communauté de onze communes en Loire-Atlantique, qui font le lien entre Nantes et Saint-Nazaire - qui sommes-nous donc ? Des "habitants", des "particuliers", des "usagers", des "redevables"… ? Mais en aucun cas des citoyens dignes d’une information claire et entière, avec lesquels il serait possible et même utile de discuter ? En périurbain, les "gens ordinaires" (C.Guilluy, 2020) n'ont pas droit à la parole. Non, la CCES et ses services nous voient surtout comme des "producteurs de déchets", potentiellement rétifs et incivils, qu’il faut contenir, contraindre, surveiller et punir. Dans ce but, avec des mots, des chiffres, des graphiques, elle est productrice elle-même d’un grand nombre de textes, documents, bulletins, pages de site, comptes-rendus, communiqués de presse, dont nous ne voyons que la partie émergée, toutes ces choses n’étant pas jugées bonnes à être divulguées.
L’ensemble de ces documents finit par constituer un discours qui règne sans partage dans « les instances de décision et de concertation », les « commissions thématiques », les « conseils de gestion », et le « conseil de développement », sous le règne d’une unanimité confinée et consentie. Ces textes et documents, élaborés par les services (environnement et finances, les deux mamelles de l’intercommunalité), des agences (ADEME, CITEO) et des bureaux d’études partenaires stipendiés par juteux contrats, sont ensuite repris publiquement par les élus. Ils sont les « éléments de langage » courants d’un discours d’inspiration éco-technocratique (c’est-à-dire bureaucratique, à justification écologique) qui se déploie, par exemple, bien tardivement à l’occasion de l’échéance du 1er janvier prochain : celle de la mutation des modalités du ramassage des déchets dans l’intercommunalité. La campagne accélérée d'avant échéance, orchestrée par CITEO (voir le visuel ci-dessus), se décline, on le voit, selon deux thématiques : 1) "la collecte se met au vert". N'était-ce donc pas déjà le cas avant ? Et : "le tri devient un jeu d'enfant", trahissant l'infantilisation, voire la culpabilisation, vous seriez impardonnables de ne pas vous y plier.
L’analyse ci-dessous repose plus globalement sur un certain nombre de ces documents intercommunaux, produits depuis plus d’un an, avec cette perspective. Mais le discours en question est né il y a plus de dix ans, autour de l’adoption de la « redevance incitative » par la collectivité en 2014. Je n’en donnerai pas ici les références précises, mais les citations qui en sont faites sont bien réelles, rigoureusement exactes et fidèles.
La "com." de la Comcom en circuit fermé
A cette occasion, il n’est donc question que de « simplification », d’« optimisation », de « rationalisation », et « d’améliorer la performance du tri ». Selon le discours officiel, le scénario retenu et mis en œuvre au 1er janvier, nommé, je cite, « SC 2C bis présente une rationalisation forte du service sans impact sur le dimensionnement actuel de la régie de collecte ». Argument : il n'exigera pas d’embauche supplémentaire. Mais, par contre, il était préconisée à son sujet une « campagne de communication conséquente [c'est moi qui souligne] pour expliquer son intérêt et ses modalités ». Pourtant, il y a certaines limites à la comm. de la Com.Com, y compris s'agissant des membres des commissions : « les données clés du rapport annuel 2018 sont présentées aux membres qui en prennent note", mais qui sont invités ensuite au secret. La plupart souscrivent volontiers à cette fable d’infos non-divulgables. Et il suffit qu’on leur dise : il y a « des informations qui ne seront pas communiquées aux habitants » pour qu’ils s’y plient ! Secrets de Polichinelle, mais symptômes d’une très bizarre conception de la démocratie, et d’un étrange rôle des élus qui peuvent savoir certaines choses... mais doivent les taire.
Finalement le calendrier préconisé par le bureau d’études (Environnement & Solutions, AMO du 3 décembre 2019) a été totalement oublié courant 2020, et pas qu’à cause du COVID. Pourtant, il avait bien été souligné la grande « nécessité de communiquer sur le nouveau schéma (réduction de fréquence, horaires déchetteries, calendrier de collecte…) en plusieurs fois (principes d’abord au 1S2020 [1er semestre], puis avec le calendrier de collecte fin 2020, une fois connus les circuits au 1er janvier 2021). Communication renforcée avec rencontre [idem] dès le 2T2020 [second semestre 2020] auprès des publics « sensibles » [ibidem] professionnels, immeubles, centres-bourgs… ». Chacun peut constater que rien de tout cela n’a eu lieu, et surtout pas des rencontres publiques. Il était même prévu « un budget dédié de 7,5 €/hab., lissé sur 5 ans ». Budgété, mais réalisé quand et comment ?
Une "Attestation dérogatoire" préfectorale pour les OMR ?
Citons encore - tel quel - ce jargon écotechnocratique : « C0,5 : fréquence de collecte toutes les 2 semaines (1 semaine sur 2) C1 : fréquence de collecte hebdomadaire (1 passage par semaine) C2 : fréquence de collecte bi-hebdomadaire (2 passages par semaine) », et OMR = ordures ménagères résiduelles, le contenu de nos poubelles. Pour passer de C2 (deux bennes par semaine) en C0,5 (une benne tous les quinze jours) en Estuaire et Sillon soit une baisse non pas de la moitié mais au quart de l'offre de service public) la collectivité a dû vraisemblablement solliciter une « demande de dérogation auprès de la Préfecture pour une collecte OMR en C0,5 » [L.-2224-24, du Code Général des Collectivités territoriales]. C'est, du moins, ce que recommandait un bureau d'études pour le début 2020. Premiers concernés, nous n’en connaissons toujours pas ni la date, ni les termes, un an plus tard.
Il est, autre exemple, formulé ainsi une justification du rejet des bacs jaunes - comme, pourtant, on en trouve partout ailleurs - pour un maintien des "sacs jaunes" actuels : « Surcoût important de la collecte (~25 à 35% selon configuration), inacceptable au regard de la situation budgétaire - Contrôle des refus plus compliqué qu’avec des sacs pour les agents de collecte, avec risque des refus (déjà élevés en AV [apport volontaire] sur ex CCLS) », avant sa fusion avec Cœur d’Estuaire, en 2017. Autrement dit, on garde les sacs jaunes non seulement parce que ça coûte moins cher, mais aussi parce que ça permet plus facilement le contrôle du contenu, voire de justifier d’éventuels "refus de collecte" par la benne, des sacs laissés pour compte. C’est que, dans la pensée éco-techno, l’usager est un incivil potentiel, qu’il faut étroitement surveiller de visu et punir, en lui laissant ipso facto ses sacs mal-triés sur les bras.
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Exemple d'auto-collant apposé sur des contenants jugés non-conformes. |
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Extrait du "règlement intérieur" du Service déchets en vigueur 2020 |
Des chiffres et des lettres en vadrouille
Dans la volonté de dissuader toute velléité de discussion, il n’y a pas que les mots qui sont tordus : les chiffres et leur représentation graphique partent parfois en vrille.
Premier exemple : il y a dans le budget annexe déchets, nécessairement équilibré, en dépenses de fonctionnement, « 78% les contrats de prestation de collecte, 15% régie de collecte, charges admiratives [sic], facturation, communication etc.». Anodin, certes, on est tenter de pardonner le lapsus. Mais comme il est répété d’une année sur l’autre, copié-collé d’un rapport à l’autre, par simple défaut de relecture, deviendrait-il cependant l’expression d’une certaine auto-satisfaction ? La question devient légitime.
Mais, c’est sur la justification du passage aux 15 jours que c’est le plus probant. Argument suprême : les "producteurs d’OM", d’ores et déjà, ne « présenteraient plus leur poubelle qu’une fois toutes les 3 semaines », en moyenne, dit-on. La preuve irréfutable de cette justification serait dans le visuel suivant, extrait d'un rapport annuel récent (2020, sur l'exercice 2019). Certains de ces rapports annuels étant examinés "une minute chrono" en conseil communautaire.
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Extrait de la présentation du rapport annuel du service déchets (2020) |
Dans un premier temps on nous affirme d’abord, dans le petit tableau bistre (en haut à droite), que le « Taux de présentation des bacs à la collecte serait de 30 % pour les particuliers ». Sans doute veut-on dire là que, chaque semaine, seulement environ un tiers des particuliers présentent leur poubelle à la levée. Mais on remarquera aussi que c’est 77 % pour les particuliers en « immeubles », soit plus des trois quarts, ce qui ne devient plus négligeable du tout. Par quel étrange calcul en déduit-on alors cette « moyenne d’une fois toutes les trois semaines pour les particuliers ». Surtout sans tenir compte des différentes tailles des bacs, attribués selon la composition (nombre au foyer) des ménages. Il y a quelques années, la répartition en % des bacs indiquait 80 % de l’ensemble pour les plus petits (80L.) en Loire et Sillon. Qu’en est-il aujourd’hui ? On n’en dit plus rien dans les rapports annuels du service déchets depuis la fusion. Cette affirmation d’une « moyenne à trois semaines » est donc largement sujette à caution. Or c’est là-dessus que repose essentiellement la modification du 1er janvier 2021 : le passage par quinzaine de bennes bifonctionnelles (OM et petits emballages). Avec ce gros sous-entendu : qui peut déjà 3 semaines, pourra bien 15 jours ! Une soi-disant « évidence » qui n’en est pas vraiment une, voyons cela plus avant.
Car, ensuite, le graphique (vert/bleu ) se veut l’argument-massue ? Au premier regard il vise à nous convaincre qu’entre un tiers (ex-CCCE) et la moitié (CCLS) « des usagers présentent leur bac 1 fois/par mois », et que les 9/10e le « présentent tous les 15 jours ». La courbe cumulative accentue l’effet d’écrasement. La première question qui s’impose est celle de la méthode de la construction du graphique : or, il ne comporte que 26 items horizontaux, ce qui tend à prouver qu’il ne concerne, en fait, qu’un seul semestre et non pas une année pleine. C’est négliger là toute « saisonnalité » (vacances, absences, voyages...) du remplissage et de la présentation des poubelles. Surtout, en cumulant des pourcentages d’usagers, il mélange cette fois particuliers individuels et en « immeubles », et ignore de surcroît, à nouveau, toute différence pouvant exister entre les comportements des abonnés au service selon la taille de leur bac d’OM. Il aurait au moins été bien plus approprié, et parlant, de dessiner un tel graphique pour chaque catégorie de taille de bacs, et les constats auraient alors été sans doute très différents que ces généralisations abusives.
Partant du principe qu’on peut se permettre de passer ainsi des taux à une moyenne, puis d'une moyenne à une périodicité, du coup on peut tout mettre… dans une même poubelle virtuelle identique, sans tenir aucun compte des tailles de bacs. Malgré les apparences, le propos graphique n’est pas plus convaincant que les phrases du discours verbal proféré. Les « arguments » massues se dégonflent donc un à un. Pourtant ce sont eux qui ont motivé et justifié les changements prévu au 1er janvier prochain.
Dans ce schéma, rigidifié depuis maintenant 10 ans, d’autres aspects sont totalement méconnus ou ignorés, toutes les différences socio-spatiales dans un territoire à la fois rural et urbain : éventail des habitats (urbain, individuel ou collectif, pavillons de lotissement, logements "vernaculaires" [anciens] des bourgs, bâtiments ruraux rénovés...). Mais, également, les disparités sociales : personnes ou couples isolés, jeunes adultes et personnes plus âgées, familles avec plus ou moins d’enfants, classes moyennes, intermédiaires ou populaires, population précarisée - eh oui ! - etc. Face à cette diversité, le mécanisme est brutal et sans nuance aucune, avec une question et une seule : combien êtes vous dans le local ? A partir de la réponse vous avez droit à telle taille de bac, et voila le tarif de facturation qui va avec. Et, sachez-le bien, à partir du 1er janvier 2021, nous dit-on, en substance : vous ne pourrez présenter votre poubelle à la benne qu’une fois par quinzaine, à la date que nous aurons, nous, décidée. Pourtant, impossible de prétendre que ce mécanisme est fatalement lié au principe même de la redevance incitative. D’autres collectivités on su la moduler et l’adapter mieux à leur territoire, notamment sur tout le littoral atlantique et dans tout le nord départemental (voir la carte).
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Une cartographie inédite des régimes de ramassage des ordures ménagères dans les 17 intercommunalités de Loire Atlantique (2020) Cliquez sur la carte pour l'agrandir NB : cette carte devra être révisée au 1er janvier 2022, car l'intercommunalité de l'Agglo Pornic Pays de Retz, vient de décider de basculer entièrement de la RI à la TEOM, a une large majorité. Lire : ici |
Conclusion
Schématisme, approximations, improvisation, insuffisance d’informations, retard de communication et absence de consultation, les changements qui en sont le résultat en Estuaire et Sillon doivent être ajournés. Chaque jour à l’approche de l’échéance, il devient plus urgent d’attendre pour pouvoir disposer enfin d’un temps pour discuter plus à fond de tout cela et essayer d'amender ce qui a été décidé sous confinement et couvre-feu. Pour que l’éco-technocratie supra-communale, élus(e)s et services, tiennent enfin davantage et mieux compte d’un social local qu’ils semblent méconnaître et mépriser.
Sources et références :
Baptiste Monsaingeon, Homo Detritus, critique de la société du déchet, Seuil, 2017.
Jean-Yves Martin, Paysages, pouvoir et colères du Sillon à l'Estuaire, Le Petit Pavé, 2020 (chapitre 6).
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