Lecture : mise à jour du 16 janvier 2020
Ce
premier livre du jeune
géographe
brésilien Thiago Canettieri, "La condition périphérique" (Éditions Consêquencias, Rio de Janeiro, octobre
2020),
est issu de sa thèse de doctorat de géographie soutenue à
l’Université fédérale du Minas Gerais (UFMG).
Selon
lui, "Le
moment que nous vivons, dans lequel toute politique de transformation
est bloquée, se caractérise par : 1) la banalisation
du
catastrophisme
; 2) l'impuissance réflexive [intellectuelle,
culturelle, éducative...]
et : 3) un horizon déclinant de
perspective.
Peut-être la "modernité" n'a-t-elle jamais eu un
aussi gros problème avec l'avenir ?"
Avec
ce
livre il
propose, en
géographe,
de
qualifier de
"condition
périphérique" la situation qui paraît
surdéterminer et
prolonger
au-delà
de son temps un
capitalisme
qui
se heurte pourtant
à ses propres
limites, internes et absolues. L'idée est de faire valoir que cette
forme, qui
a
toujours été présente dans les diverses
périphéries du
Sud comme du Nord – non
seulement quartiers sensibles, banlieues, mais aussi périurbain et
marges métropolitaines et rurales -
s’est
maintenant répandue partout
dans
le monde
dans
le prolongement
de la crise des capitaux de
2008. L'espace du capitalisme augmenté à l’échelle planétaire est partout, et son centre nulle part. Ainsi, aujourd'hui, considère-t-il, toute
la planète vit-elle désormais
dans "une société sécuritaire
de gouvernance
de l’effondrement."
Quatrième de couverture
Marx se référait à l’horreur civilisée du surtravail
dans la société capitaliste du XIXe siècle. Un monde
dominé par une forme sociale abstraite. Maintenant, au XXIe
siècle, ce que nous vivons est l’horreur barbarisée de la crise.
Même en pleine crise, la domination sociale abstraite du capital ne
s’affaiblit pas. Au contraire, elle semble augmenter, transformant
la vie quotidienne en un paysage de ruines. Au moment de la crise
absolue, ce n’est plus maintenant dans l’emploi que la domination
sociale du capital se réalise. L’horreur barbare de notre temps
est celle de la dissolution des formes sociales historiquement
constituées, qui ne fonctionnent plus désormais comme l’amalgame
du social. Ce tissu social lacéré se maintient négativement, dans
la précarité et par la violence. Il s’agit d’une nouvelle
condition : la condition périphérique
Sommaire :

Le capitalisme est en pilotage financier automatique (chap.1). Il développe de nouvelles formes de dominations sociales et spatiales (chap.2). Il faut porter sur lui un regard décalé, en "parallaxe", par un écart de point de vue critique et marxiste, au-delà de Marx lui-même, pour changer la perspective et apercevoir des issues de secours (chap.3). Le rapport capital/travail affronte bien des vicissitudes (chap.6). Il y a dissociation spatiale de la plus-value - dont il faut bien distinguer la masse et le taux - entre sa production en périphéries et sa réalisation aux hyper-centres (chap.5). Au travail abstrait, correspond un temps abstrait et un espace abstrait (chap.7). Les pratiques sociales ruinées conduisent à "une vie dénudée" (chap.4), pour laquelle "la violence devient une nouvelle forme de médiation sociale" (chap.8). Ce "devenir-périphérie du monde" (chap.10), dont le temps s’est arrêté et fait du surplace, s’il n’offre aucun horizon, engendre - mettant à jour une formule d'Henri Lefebvre - "une société sécuritaire de l’effondrement gouverné" (chap.9).
Mes premières réactions à la lecture de ce livre.
À le lire, j’ai
trouvé de multiples raisons d’aimer cet ouvrage qui est devenu,
depuis sa réception, mon livre de chevet.
- Sa conception
de la géographie : une science qui n’exige pas
d’étiquette préalable, mais qui confine à la science politique
et morale. Une géographie philosophique, qui comble son abîme
épistémologique, tout en déployant sa capacité heuristique.
- Les
références à Henri Lefebvre y viennent
régulièrement. Elles montrent une connaissance profonde de
l’auteur, bien meilleure qu’en France où elle se réduit trop
souvent au « droit à la ville », en slogan déconnecté
des réalités, mis à toutes les sauces. Non pas que Lefebvre ait
tout dit en son temps, mais parce qu’il nous a légué les outils
conceptuels indispensables. Ce qu’on a négligé trop longtemps en
France pendant et après sa phase de purgatoire politique (au PCF) et
d’oubli académique des années 1990-2000. Je ne cacherai pas ma
satisfaction de voir de jeunes chercheurs, dans divers pays - Brésil,
Italie, Allemagne - s’investirent sur les traces de Lefebvre, non
pas en "Gardiens du Temple", comme la vieille
génération des Lefebvriens français a su le faire un temps, mais
par la mise en œuvre innovante d’une « pensée devenue
monde » depuis.
- Des sources connues avec d’autres découvertes : Marx,
Lefebvre, Marcuse,
Dardot/Laval, Debord, Goonewardena (et ali), Guilluy, Harvey,
Oliveira, Secchi et Zizek, pour les premières ; Arantes, Kurz,
Mbembe, Postone, Safatle, Scholz
et tant d’autres pour les découvertes.
- Un tableau sans fard de
l’état désastreux, non seulement du Brésil, mais de la planète.
Le test évident de la pertinence de son analyse, c’est qu’ayant été
écrit avant la pandémie, elle y trouve pourtant parfaitement sa place. Par
ailleurs, si dès le milieu des années 1990 (avec ma thèse de
géographie en 1994-98), j’ai bien eu l’intuition que le Brésil
était le laboratoire de l’avenir du monde, je n’avais pas cerné
alors que cet avenir était en fait celui de l’émergence d'une « condition périphérique » dans un monde capitaliste
s’enfonçant dans sa crise économique, politique et intellectuelle. Certes le tableau est-il effrayant et
n'offre guère issue. Mais il faut le dire, car c’est cependant un
passage obligé pour mieux comprendre et discerner d’éventuelles
"sorties de secours". Le capitalisme périphérisant sa
crise, l’issue sera dans les périphéries. Ce n’est donc plus
« Prolétaires de tous les Pays... », mais
Périphériques du monde entier, unissez-vous !
- Son écriture
et sa langue : faisant suite à une thèse, il en restitue
l’essentiel de 400 à 170 pages, ce qui est en-soi un exploit, sans
perte de cohérence du propos et de la synthèse. Les leitmotivs-clés
parsèment l’ensemble, un peu comme dans une sonate de Beethoven. Car j’ai trouvé enfin
des qualités d’écriture qui rendent la lecture aisée, bien que
le vocabulaire soit pointu et philosophique. J’ai ainsi repris
grand plaisir à lire du portugais du Brésil, parce que le fond est
très motivant et le discours fluide. Et bien que le propos soit
sans concession, j’y ai donc finalement trouvé beaucoup d’éclaircissements
et de satisfactions concernant mes centres d’intérêts de longue date.
Préface de Thiago Canettieri
Il me semble que
dans ce bref XXIe siècle – résumé, condensé,
comprimé en deux décennies – le processus de décomposition
social devient flagrant, de dissolution des formes historiques de
médiation sociale, de destruction des ressources naturelles et de
destruction brutale des conditions de vie en tant que parties d’un
unique processus. Résultante des développements contradictoires de
la survie des formes du capital, le travail, forme à la base de la
médiation sociale, est complètement désubstantialisée par
l’élévation de la productivité et il en résulte un haut niveau
de désagrégation sociale. Aussi, voyons-nous se dresser à
l’horizon des attentes réduites la manière spécifique par
laquelle la domination sociale, la production sociale de l’espace
et la reproduction des rapports sociaux se réalisent : cette
forme est la condition périphérique.
L’idée
de condition périphérique, à
mes yeux, peut aider à élucider l’abîme de l’inégalité, la
forme sociale qui est déchirée
et se généralise dans le monde entier,
permettant d’évaluer
une
trajectoire
sociale
marquée
par la précarité, la vie sinistrée et la domination étendue à
tous les moments de la vie
quotidienne.
Il
est clair que sa réalisation est liée à la consolidation et la
planétarisation du néolibéralisme. Le néolibéralisme en tant que
forme de transformation de la société, avec l’implantation de
certaines déterminations – surtout juridiques – a configuré une
forme déterminée
d’expérience
intersubjective. Quelque chose d’inhérent
à son fonctionnement
a été de susciter un cercle
particulier d’affects qui s’est structuré à la base dans la
rancœur sociale, dans les frustrations et les ressentiments.
La subjectivité
concurrentielle de l’homme-entrepreneur conduit, inévitablement, à
ce terrain balisé
à partir de la compétition. Plus la dynamique de reproduction du
capital se réalise en ce moment, plus nous voyons des individus
livrés
au hasard, abandonnés
à leur propre sort, qui, confrontés à ce sentiment d’échec et
de frustration, se mobilisent dans les forces les plus destructives.
Le
thème de ce livre est, par conséquent, l’effondrement
du capitalisme contemporain qui, dans une pirouette dialectique,
reconfigure ses formes de domination, de reproduction
des rapports sociaux et de production, et imprime
la forme-périphérie comme l’indice de sa nouvelle condition.
Ce livre est une tentative
pour
chercher une explication aux
transformations du capitalisme. Évidemment, beaucoup a été écrit
là-dessus : de l’autonomie du capital fictif à l’ère de
l’accumulation financière-numérique
à la formation d’une armée de précaires. ; de
l’interdiction du futur à la déroute des démocraties
occidentales ; de l’aggravation de la dépression à la
dissémination d’un état du spectacle anecdotique.
Une
fois l’intentionnalité de ce texte explicitée, faut-il aussi
mettre en relief la difficulté d’argumenter sur sur un objet en
mouvement précisément en ces temps d’une mutation profonde. En ce
sens, je soumets au lecteur que le raisonnement présenté ici, bien
que orienté empiriquement par une séries de lectures qui traversent
cette recherche, prend la forme d’une théorie sociale prospective.
Les questions de la recherche, aussi bien que tant d’autres
insuffisamment développées, sont seulement des tâtonnements en vue
de tenter de délimiter le périmètre de validité du raisonnement
présenté.
L’unité
que je cherche à constituer pour le livre tourne autour d’un objet
qui a été construit au long de mon expérience quotidienne comme
chercheur et militant. Sous cette forme, mon intention est plus de
construire une théorie critique sur la réalité
qu’une critique de la théorie.
- ce
qui veut dire que, bien qu’il existe une confluence des auteurs
mobilisés en cela autour de la tradition marxiste, je cherche des
références dans différentes « écoles ». Non par
dilettantisme éclectique, mais parce que chacune des ces traditions
peut aider à comprendre quelque chose de l’objet présent.
Comme
ce
sera
développé, ce raisonnement
part du présupposé que nous sommes les témoins d’une
transformation unique dans le processus de modernisation, dans lequel
le centre cesse d’être l’indice du développement : à
l’inverse, se sont les formes périphériques qui indiquent le
futur de ce développement. En ce sens, le Brésil est un poste
d’observation fondamental. Ce point n’est pas nouveau.
Roberto Schwarz,
Paulo Arantes, Chico de
Oliveira et toute une tradition de la sociologie urbaine critique
brésilienne, qui s’est consacrée à la compréhension de la
formation territoriale, économique et sociale du Brésil, paraît
induire
cette intuition dont, pour l’heure, j’entends suivre
l’élaboration.
La
théorie en élaboration
tout au long de ce livre peut
se résumer ainsi :
aujourd’hui, en plein cours indélébile
de l’effondrement de
la modernisation, les contours de ce que fut la société du travail
sont, une bonne fois pour toutes, jetés au sol. S’y trouvent,
recouvertes de poussière, les attentes qui seront mises à jour pour
orienter le futur, aussi bien à droite qu’à gauche.
De
cette décomposition surgira une autre configuration sociale fondée
sur la forme-périphérie.
La modernisation qui a connu son apogée dans la première moitié du
XXe
siècle, a vu ses prémisses mises
en déroute. Les
promesses qu’elle portait depuis la Révolution Française de
liberté, d’égalité, et de fraternité ont été escamotées sur
l’autel sacrificiel de la religion de l’argent comme une fin en
soi. Cette nouvelle configuration organise une société sécuritaire,
prête à se défendre d’elle-même, dans une vaine tentative
d’administrer son propre effondrement. Cette condition, marquée
par la précarité et par la violence, sujette à d’intenses
régimes de surexploitation et à la soumission totale de la vie,
intégrant
l’exclusion, porte les
traces distinctives de
formes sociales qui
ont toujours été présentes dans les périphéries
des pays périphériques.
Désormais,
avec le déroulement de la crise du capital et de l’effondrement de
la modernisation, nous pouvons dessiner le devenir-périphérie du
monde. La forme-périphérie est, ainsi, la manière par laquelle se
génère une société en effondrement. En ceci, une grande partie de
la théorie sociale, qui jusqu’à il y a peu était accoutumée à
comprendre et expliquer la modernité à travers les catégories de
la société industrielle, devient anachronique. Le caractère
insolite de cette situation oblige à un réarrangement de
notre arsenal critique capable d’entreprendre une critique de
l’état des choses.
(Extrait,
pages
7-9, trad.
Jean-Yves Martin)
Thiago Canettieri, A condição periférica,
Éditions CONSEQUÊNCIA, Rio de Janeiro
176 pages, 2020, ISBN: 9786587145099
Thiago Canettieri, docteur en géographie,
est professeur au département d’urbanisme
de l’Université fédérale du Mato Grosso au Brésil.