Après « Fractures françaises » en 2010, « La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires » en 2014, puis « Le crépuscule de la France d’en haut » en 2017, le géographe Christophe Guilluy publie un nouvel essai intitulé : « Le temps des gens ordinaires ». Ce géographe critique, honni des milieux académiques qu’il prend à rebrousse-poil, souvent critiqué par la presse qui le lit peu et mal, rencontre cependant un grand succès d’audience et suscite un intérêt renouvelé pour les questions à la fois sociales et territoriales. Année après année il développe une analyse socio-géographique sur les périphéries et les classes populaires. De livre en livre, il l’étend de la France à l’ensemble de la planète, au moment ou d’autres géographes, comme Roger Keil au Canada (Suburban Planet, 2018) ou Thiago Canettieri au Brésil (A condição periférica, 2020), empruntent des voies similaires sur la périphérisation suburbaine du monde.
Il rappelle d’abord que depuis les années 1980, l’hégémonie culturelle des gagnants de la mondialisation était devenue totale. Du champ politique à celui du divertissement (cinéma, médias), l’idéologie libérale-libertaire de la moyenne bourgeoisie bobo et cool est partout, dans l’indistinction entre droite et gauche. Expulsés de l’Histoire, les classes populaires, bien que majoritaires, ont vécu pendant cette période une longue errance sociale, culturelle et politique. C’est que, « contrairement au mouvement écologique, la rébellion des classes populaires n’a pas bénéficié d’une grande tolérance médiatique ou politique. Il faut dire que si la lutte pour le climat et pour la biodiversité a depuis longtemps intégré les discours de la classe dirigeante, il n’en va pas de même pour la question sociale et singulièrement pour celle du destin des classes moyennes et populaires » qui constituent la grande masse, majoritaire estime-t-il, des espaces périphériques.
Ainsi, depuis une décennie, le socle populaire le plus modeste des classes moyennes est devenu pour les uns, un « panier des déplorables » (Hillary Clinton), des « rednecks » (pecnots, bouseux), et pour d’autres des « sans-dents » (Hollande), ou encore « ceux qui ne comptent pas, ne sont rien » (Macron). Jugés illégitimes culturellement et politiquement, « les mouvements sociaux ou politiques qui émergent pourtant des milieux populaires sont systématiquement instrumentalisés et réduits à l’impuissance » souligne Guilluy. Ce fut le cas, en France de la Marche des beurs (en 1983) ou, plus récemment, des Gilets jaunes. S’agissant de ce mouvement populaire, sauf rares exceptions (comme Danièle Sallenave) en 2017, il est à noter que « pour la première fois dans l’histoire des mouvements sociaux, les artistes et créateurs s’en sont tenus à l’écart, conséquence du processus de relégation culturelle, de ringardisation et parfois de fascisation des plus modestes », par le monde académique, culturel et artistique.
Partout ailleurs, « précaires, inutiles, toxicomanes, dépendants de l’aide sociale mais également fainéants, la représentation d’une société populaire déglinguée s’est imposée aux États-Unis mais aussi en Europe », en Grande Bretagne d’abord, sous l’ère Thatcher et puis en France - sous Sarkozy, Hollande, puis Macron - quand « les ouvriers, les paysans, les employés, les petites gens sont associés aux beaufs », avec un insondable mépris de classe. Mais la « sécession des élites » dans un entre-soi, d’une part, offre, d’autre part, l’opportunité d’une « autonomisation du monde d’en bas ». Dans le contexte d’un « collapse » général (économique, social, politique, sanitaire, écologique), « les gens ordinaires ont compris que le progressisme de façade des élites n’était en réalité qu’un habillage qui a longtemps permis de masquer la régression sociale ». Le néo-libéralisme s’est pourtant drapé de progressisme, d’idéologie « cool ». Mais cette « lessiveuse idéologique » ne fonctionne plus : « le capitalisme s’habille de vert, de bleu, d’arc-en-ciel. Il promeut la diversité, le vivre-ensemble, le féminisme et la bienveillance en imposant, dans le même temps, un modèle économique et social de plus en plus inégalitaire ». De son côté, « si la gauche mâtine encore son discours de « social », le fond repose sur une rhétorique sociétale « culture-écolo-diversitaire » en tout point identique à celle qui habille depuis des décennies le discours libéral des classes dominantes ». Or, bien que plébiscitée par les élites, « l’open society, comme l’écologisme, laisse les gens ordinaires indifférents ». Car si « ce progressisme de façade continue de façonner les programmes politiques », il illustre, en fait, l’impasse idéologique des partis traditionnels, avec une « crise de l’offre politique qui profite aux partis populistes ». Au final, adoptée par la gauche, « cette stratégie libérale-libertaire et écologiste a fait fuir la fraction populaire qui constituait jadis son socle électoral ».
Mais - et c’est la thèse de l’auteur - la donne aurait selon lui changé : « Pour la première fois depuis les années 1980, la classe dominante fait face à une véritable opposition. Les gens ordinaires sont sortis du ghetto culturel dans lequel ils étaient assignés. Ils font irruption au salon*. Le basculement qui est à l’œuvre ne se résume pas à l’écume du populisme., il n’est pas seulement « politique » mais culturel. Produit du temps long et de la désindustrialisation des économies occidentales, la renaissance culturelle des gens ordinaires n’est pas un accident, mais l’aiguillon d’une mécanique qui inverse le sens de l’histoire » (p.17).
Les « classes populaires », le « peuple », les « petites gens » passent de l’ombre à la lumière.Les « déplorables » deviennent des héros qu’on applaudit au balcon pendant la crise sanitaire. Redevenus sujets d’études pour les chercheurs, nouvelles cibles du marketing électoral des partis politiques, les gens ordinaires sont de retour.
* Allusion à une métaphore de Jack London pour décrire la société de son temps : la cave et le rez-de-chaussée pour les plus modestes, le salon et les étages supérieurs pour les autres. Aujourd’hui, selon Guilluy, les classes populaires ne sont plus, et même ne veulent plus s’inviter au salon.
Christophe Guilluy, Le temps des gens ordinaires, Flammarion, 2020, 200 p.,19€.
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