Intercommunalité : "la politique confisquée" par un nouvel élitisme local

L’intercommunalité a connu un développement accéléré depuis une décennie. À tel point que les communautés de communes, d’agglomération ou urbaines couvrent aujourd’hui la quasi-totalité du territoire national et concernent plus de 90 % de la population française. Si les signes de leur action jalonnent la vie quotidienne locale elles demeurent des objets politiques méconnus de la majorité des citoyens.

Ce décalage entre des institutions sans cesse plus importantes et leur faible appropriation démocratique, est analysé par les deux auteurs à partir des deux terrains privilégiés de leurs recherches, Lille et Chambéry, mais s’enrichit de bien d’autres exemples.
Leur démarche se veut d’intervention : « elle veut convaincre que le développement des institutions intercommunales, ces 30 dernières années (…) participe d’un mouvement de captation de l’action publique par des instances où prédominent les négociations et les compromis permanents, selon des logiques très éloignées des principes de publicité et de délibération qui fondent la démocratie représentative". L’intercommunalité est "un remarquable poste d’observation des espaces politiques confinés, où le métier d’élu s’exerce "sans" public », soulignent-ils. Ils montrent que « la représentation dépolitisée et exorbitante de l’intercommunalité qui prévaut aujourd’hui résulte d’un travail proprement politique, mené – paradoxalement – par les élus communautaires eux-mêmes, pour justifier le compromis qui assure leur prééminence dans ces instances » . Les débats démocratiques y sont rabaissés au rang de "politique politicienne", nuisibles à l’efficacité de l’action publique.

Rouages du consensus : une machine à dépolitiser les conflits

Les auteurs examinent d’abord en détail la machinerie politico-administrative intercommunale dédiée à l’entretien du consensus : commissions, bureaux communautaire, etc., des organes qui sont autant de filtres pour neutraliser les conflits et renforcer en fait l’emprise des logiques municipales, singulièrement des maires, sur l’institution intercommunale. « L’absence de publicité et l’entre-soi propres au jeu intercommunal constituent le terreau privilégié d’une convivialité toute corporative entre maires, de mœurs courtoises, qui rendent progressivement de plus en plus difficile et coûteux pour un élu communautaire de s’opposer ou de se faire le porte parole de positions conflictuelles ».
Le bureau communautaire est le plus central parce que le moins visible de ces organes : « Le huis-clos de ses réunions assure en effet une confidentialité aux transactions qui se nouent entre élus de droite et de gauche, en décalage avec les normes pluralistes et compétitives en démocratie représentative ». Il remplit « une double fonction de filtrage/aiguillage des délibérations et de répétition générale, mais "en coulisses" des débats du conseil, ce qui permet de contrôler les dynamiques d’assemblée ou, plus précisément, les clivages qui peuvent s’y manifester ».
Pour les auteurs, ce curieux régime politique ne trouve son explication, au cœur de l’institution, que dans « l’attachement de la plupart des élus à ce mode de régulation corporatiste de l’action publique locale ». Le renforcement de la position des maires s’opère au détriment d’organes politiques plus traditionnels, conseils municipaux ou partis politiques, qui se retrouvent écartés des débats et décisions sur l’action publique locale.

Consensus : des effets vertueux qui restent à démontrer.

Il soulignent ensuite « l’incapacité de ces structures à mener des politiques redistributrices ou planificatrices, c’est-à-dire de remplir les objectifs pour lesquels elles ont précisément été conçues. Faute de pouvoir opérer des arbitrages dans la répartition des ressources, dans le choix et la localisation des équipements, les intercommunalités apparaissent souvent incapables d’élaborer des normes de l’action publique opposables aux communes qui la composent et, dès lors, de corriger les inégalités spatiales ». Les consensus intercommunaux n’ont rien d’une "vision partagée" du territoire, à même de transcender les conflits d’intérêts qui traversent les espaces locaux,  « ils s’apparentent à un "plus petit dénominateur commun", fruit de compromis entre maires pour se répartir les ressources communautaires et réassurer leur rôle ». On peut dès lors se demander, avec eux, si la "solidarité intercommunale" « n’est pas un vain mot, un mythe réformateur de plus, tant les logiques de décision semblent atomisées et fragmentées ».

Ils insistent, à rebours des discours triomphalistes, sur « la relative impuissance des structures intercommunales à mener des politiques planificatrices et distributives ». Car le "coût du consensus" doit s’apprécier en creux, de manière plus diffuse,  à l’aune de ce que l’intercommunalité ne fait pas : « les conséquences de cette impuissance sont plus lourdes pour les catégories les plus modestes : demandeurs de logements sociaux, habitants des quartiers dégradés ou des zones périurbaines les plus éloignées du centre-ville, premières bénéficiaires potentielles d’une solidarité et d’une souveraineté intercommunales qui restent à construire ».

Le "cens caché" du nouvel élitisme local

A l’issue de l’analyse faite, la démocratie représentative ne sort pas grandie des réformes intercommunales. Pour les auteurs, « la clôture d’un jeu politique très largement maîtrisée par les maires prend des allures de démocratie censitaire ». Concernant le faible rôle des organisations partisanes dans ces instances, « ce sont moins les communes ou les partis qui s’affaiblissent que leurs leaders qui s’en détachent, participant à l’évitement de ces organes » et, in fine, à ce qu’ils qualifient donc de "confiscation" de la politique. Tout dans le fonctionnement de l’intercommunalité semble tenir à distance les représentants élus et les groupes sociaux prescripteurs. « Une tendance qui se nourrit de la prééminence toujours plus grande donnée aux lieux de décision discrets, aux espaces de réunion confinés. A tout ce qui s’oppose à la publicité du politique ».

L’objectif parfaitement atteint de cet ouvrage est de convaincre son lecteur « de ne pas prendre au mot le discours sur la dépolitisation naturelle et bénéfique de l’intercommunalité », et de lui donner les outils pour s’y intéresser davantage. « Il en va de politiques (fiscalité, logement, aménagement de l’espace, mobilité…) qui engagent très directement ses conditions de vie, impliquent débats et arbitrages. L’intercommunalité, comme la démocratie, sont affaires trop sérieuses pour les laisser aux seuls élus. Notamment parce qu’elles supposent parfois d’aider ces derniers à se délivrer d’eux-mêmes ».  

F.Desage et D.Guéranger, "La politique confisquée, sociologie des réformes et des institutions intercommunales », Ed. du croquant, coll. Savoir/agir, 2011, 234 p., 20 €.
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Message des auteurs :
Merci beaucoup de votre intérêt pour nos travaux et de votre lecture attentive ! Nous venons de prendre connaissance du compte rendu de notre ouvrage sur votre blog, toujours aussi actif ! L'ouvrage a été écrit précisément avec l'intention d'être saisi par des militants locaux. C'est donc un réel plaisir pour nous deux de constater votre intérêt.
Fabien et David 3 avril 2011
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NB : Lire également sur ce blog à propos du déficit démocratique dans l'intercommunalité en Loire et Sillon

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