Comment les discours dominants sur l'écologie produisent du consentement et dépolitisent la crise environnementale ? Anthropocène, climatisme et idéologie : une lecture critique marxiste à la lumière d’Althusser.
La crise environnementale est aujourd’hui omniprésente dans les débats publics. Pourtant, face à "l’urgence climatique", les discours dominants sur l’Anthropocène ou la transition écologique semblent bien souvent éviter la question politique. Et si ces discours, loin d’être neutres, jouaient un rôle actif dans le maintien de l’ordre social ? En mobilisant les outils de Louis Althusser - notamment sa théorisation des appareils idéologiques d’État (AIE) - on peut lire ces récits comme la forme de d’idéologie dominante contemporaine.
L’idéologie selon Althusser : produire des sujets, pour maintenir l’ordre
Dans son célèbre texte Idéologie et appareils idéologiques d’État (1970), le philosophe marxiste Louis Althusser distingue deux types de structures de pouvoir :
- les appareils répressifs (police, armée, justice), fondés sur la contrainte,
- et les appareils idéologiques (école, églises, médias, famille), qui agissent par l’idéologie.
Althusser écrit : « L’idéologie interpelle les individus en sujets. » (1970)
Cela signifie que l’idéologie façonne notre vision du monde et notre place dans celui-ci, largement à notre insu. Les discours sur l’écologie n’échappent pas à cette logique.
Anthropocène : un récit globalisant qui masque les rapports de force
Le terme Anthropocène, popularisé dans les années 2000, désigne l’idée que l’Humanité serait devenue une force géologique modifiant la planète. Si ce concept permet de prendre conscience de l’ampleur des bouleversements écologiques, il pose problème :
« Ce n’est pas l’humanité en tant que telle qui a modifié la composition chimique de l’atmosphère, mais un certain mode de production, de consommation, et de domination. » Bonneuil & Fressoz, L’Événement Anthropocène
En d’autres termes, parler d’Anthropocène, c’est parfois masquer les responsabilités différenciées : entre pays riches et pauvres, entre classes sociales, entre multinationales et citoyen·ne·s.
Ce récit globalisant agit dès lors comme une idéologie : il naturalise des choix politiques et économiques comme s’ils étaient universels et inévitables.
Le climatisme : un discours qui dépolitise la transition écologique
Le climatisme renvoie à une approche dominante de la crise climatique, centrée sur La "science", la technique et les comportements individuels. Cette vision est omniprésente : des sommets climatiques aux campagnes de sensibilisation. Mais elle pose plusieurs problèmes :
- Elle délègue la transition aux experts, excluant les citoyens des choix fondamentaux.
- Elle responsabilise les individus (trier ses déchets, consommer local), et les culpabilise, tout en laissant intactes les structures économiques responsables.
- Elle verdit le capitalisme au lieu de le remettre en cause.
« Le climatisme dominant opère un verrouillage du débat en imposant une vérité unique et dépolitisée. »
Keucheyan, La nature est un champ de bataille
Ce que masque le discours dominant
Loin de proposer une véritable transformation, le climatisme agit comme un dispositif idéologique. Il transforme la crise écologique en problème de gestion et de moralité individuelle, au détriment d’une approche conflictuelle, sociale et politique.
Comme le rappelle André Gorz :« L’écologie politique ne peut être qu’anticapitaliste, sinon elle n’est que cosmétique. » – Écologie et politique, 1975
Repolitiser l’écologie : un enjeu majeur
Relire l’Anthropocène et le climatisme à la lumière d’Althusser, c’est dévoiler ce que ces récits font : ils organisent le consentement, dissimulent les rapports de force, et neutralisent les alternatives radicales. À l’inverse, une écologie véritablement politique doit s’inscrire dans les luttes sociales, remettre en question le capitalisme, et faire émerger de nouvelles formes de pouvoir populaire.
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Pour aller plus loin :
- Louis Althusser, Idéologie et appareils idéologiques d’État, La Pensée, 1970
- Christophe Bonneuil & Jean-Baptiste Fressoz, L’Événement Anthropocène, 2013
- Razmig Keucheyan, La nature est un champ de bataille, 2014
- André Gorz, Écologie et politique, 1975
- Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire, 2017
- Giuliano da Empoli, Les ingénieurs du chaos, 2019
- Salomé Saqué, Résister, 2024
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