A l'écoute du bashing des fonctionnaires
Le livre commence, en forme l'alerte (warning), par une transcription des propos d'un certain Cédric, recueillis par les auteurs (p.15-16). Des paroles comme on en entend parfois sans avoir à tendre beaucoup l'oreille, dans les cafés populaires du périurbain nantais, en Estuaire et Sillon. Ici, c'est un florilège condensé du bashing courant des fonctionnaires. Les auteurs s'en expliquent ainsi (p.17) :
"Ce livre n'aborde pas et de loin, la haine des fonctionnaires sous l'unique prisme des milliers de Cédric. Mais il refuse de ne pas les entendre et les considérer, mais parce que ce qu'ils disent est à savoir", à ne pas ignorer ou occulter. Ils refusent l'amnésie fréquente à ce sujet et affrontent l'obstacle. En prévenant que "sur les fonctionnaires comme ailleurs, les paroles populaires correspondent rarement aux rêveries populistes de ceux qui parlent au nom du peuple, c'est-à-dire à sa place, en vivant éloignés de lui, souvent" (p18).
Plus qu'à un plaidoyer pro-fonctionnaires, les co-auteurs se livrent ensuite, tout au long du livre, à l'examen d'une quarantaine de " focus" sur les clichés et lieux communs le plus fréquents. Autour de trois grandes questions : les fonctionnaires sont-ils obtus et paresseux (p.21) ? Sont-ils des privilégiés (p.85) ? Et les hauts fonctionnaires trahissent-ils la grande masse des fonctionnaires (p.153) ? Mais, chemin faisant, leur livre "n'oublie pas non plus les conflits innombrables que traverse le monde des fonctionnaires, notamment entre certaines fractions parmi les plus populaires et d'autres aux ressources plus étendues." (p.17)
Faire "parler les malheurs"
Pour commencer, "il faut parler des malheurs" (Focus 34, pour "Résister") et des choses vues et entendues par les auteurs de 2021 à 2024. "Le livre que vous avez entre les mains résulte de nos rencontres depuis 3 ans autour d'un premier livre, "La valeur du service public". Des rencontres avec des gens qui l'avaient lu, qui se sont dit en sortant qu'ils le liraient bien, pas envie, pas le temps, pas l'énergie pour le lire, mais qui voulaient en tout cas parler de service public. Ce second livre provient de notre volonté de répondre à ces questions, et de transmettre les témoignages offerts par ses agents épuisés, en colère, en souffrance éthique, en lutte, qui en tout cas ont pris sur leurs loisirs ou leur temps de formation syndicale pour nous dire leur réalité". (p.233-234)
Et c'est alors un large tour d'horizon des compétences, des lieux, des statuts, à travers cas et témoignages, situations. Non sans citer au passage les références de recherches et publication universitaires plus pointues, mais moins grand public, sur tel ou tel secteur.
Tous les services publics, des plus généraux (santé, justice, éducation) aux plus localisés, y passent. Sauf, bizarrement, le plus universel de tous, pour tous, dans tout le pays : celui de la "répurgation", de la collecte et du traitement des ordures ménagères et autres déchets. Mais cet oubli est, il est vrai, fréquent dans les milieux urbains et métropolitains , ceux des observateurs, publicistes et médiatiques, où cette méconnaissance semble aller de soi.
Le constat est général :" les fonctionnaires, désormais soumis aux contraintes de rentabilité, peinent à servir leur mission d'intérêt général. Ces millions d'existences destinées à "passer sans traces" comme dit Michel Foucault, sans lesquels nous n'existons pas" (p.20), Les "ceux qui ne sont rien" de Macron.
L'ouvrage se place généralement, suivant la perspective de son titre, dans la focale des fonctionnaires eux-mêmes. Mais, à l'occasion, le point de vue des usagers est brièvement considéré. Dans les tendances générales décelées "l'usager se trouve face à une dépersonnalisation de son cas, borné par des sigles de circulaires administratives ou des procédures impliquant plusieurs organismes. Un registre dans lequel l'usager déjà démuni se trouve face à du "fermé"." (p.83), attisant ses frustrations et ses colères.
Quelles perspectives à ouvrir ?
Les auteurs connaissent les limites de leur démarche. "Quand on nous demande quoi faire, comment lutter, nous ne sommes pas particulièrement légitimes pour donner des leçons. Mais ce que nous pouvons faire c'est relater des récits de lutte, celles qui ont marché et les autres." page 234
Ils savent ce qu'en sont les principaux obstacles. "Résister au démantèlement des services publics, du statut de la fonction publique, et même inventer de nouveaux services publics, améliorer l'égalité entre agents, leurs conditions de travail, ça ne se fait pas tout seul. (Re)construire des collectifs, malgré la multiplication des statuts, la mise en concurrence de tous avec toutes au nom du "mérite", c'est toujours le premier pas. Au sein d'un syndicat ou pas, en intersyndicale ou en interprofessionnel. C'est là que nos livres ont leur petit rôle à jouer, en donnant à voir à quel point les attaques contre le service public et contre les fonctionnaires sont les mêmes dans l'éducation et dans la police, dans les EHPAD et les secrétariats de mairie." (p.235). Mais ils nous semblent négliger que désormais, depuis les années 2000, la montée de l'intercommunalisation, à amplifier les difficultés, notamment en éloignant encore plus les élus intercommunaux des citoyens et usagers de la proximité communale.
Avec la montée en compétence des intercommunalités, les services publics locaux sont transférés aux EPCI (communautés de communes ou d'agglomération). Avec, à la clé, une privatisation rampante par la passation des marchés publics en DSP (délégation de service public) à des entreprises privées, bureaux d'études, et grandes entreprises du BTP ou grosses firmes de l'assainissement et de la répurgation (Veolia, Suez, Brangeon).
Difficile de se leurrer. Avec la déconnexion du terrain des élites intercommunales locales, la reconnexion promet d'être difficile, voire impossible. "Il restera toujours, quand même, une grande partie de la population qui n'ira pas dans les associations ni dans les collectifs d'usagers, et même qui ne vote pas, qu'elle en ait le droit ou non, et qui pourtant a besoin des services publics. Il faudrait entendre ses besoins. D'où le caractère indispensable de la recherche produite par les sciences sociales de terrain, qui passe du temps avec les gens, à les écouter parler de leur quotidien, qui constitue pour eux et elles un problème ou pas, en partageant autant que possible ce quotidien. À condition qu'elle soit invitée aux tables de l'évaluation des politiques publiques, pour l'heure souvent réservées aux économistes qui proposent les quantifications les plus simples, celles qui rentrent dans les tableaux Excel des énarques." (p.243-244). Une grande partie du problème est là : comment la démocratie locale, ayant perdu une grande part de sa valeur de représentativité, pourra-t-elle ou pas renouer avec la participation citoyenne ?
Les Auteurs :
- Julie Gervais est une sociologue engagée dans l'étude des politiques publiques et des services publics. Ses recherches portent notamment sur les transformations de l'État et les enjeux de la démocratie.
- Claire Lemercier est historienne au CNRS. Ses travaux portent sur les relations entre État et entreprises. Elle s'intéresse particulièrement aux transformations du capitalisme et aux enjeux de la régulation. Elle est co-auteure de plusieurs ouvrages, dont "Sociologie historique du capitalisme" et "La Valeur du service public".
- Willy Pelletier est sociologue à l'Université de Picardie. Ses recherches portent sur les inégalités sociales, les politiques publiques et les mouvements sociaux.
Ces trois chercheurs, également co-auteurs de "La Valeur du service public", ont choisi de s'associer à nouveau pour mener une réflexion approfondie sur la fonction publique. Leurs parcours respectifs, à la croisée de l'histoire, de la sociologie et des sciences politiques, leur permettent d'offrir une vision nuancée et multidimensionnelle des enjeux liés à la dévalorisation des services publics.
"La haine des fonctionnaires" est un livre essentiel pour comprendre les enjeux liés à la fonction publique et pour défendre un service public de qualité.
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