Estuaire et Sillon : un « projet de territoire » hors-sol.


Dernière mise à jour : le 2 janvier 2023 à 21 h.

Quand votre collectivité de résidence, dans mon cas l’intercommunalité d’Estuaire et Sillon (11 communes de Loire-Atlantique, au nord de l’Estuaire de la Loire, entre Nantes et Saint-Nazaire), adopte enfin officiellement son « projet de territoire », en tant à la fois qu’habitant, ancien élu, citoyen impliqué et géographe de formation et de profession, cela ne peut évidemment que susciter intérêt, curiosité et un tant soit peu d’exigence. 

L’idée même de projet de territoire est, en soi, hautement pertinente. Elle devrait être fédératrice, rassembleuse et mobilisatrice. Elle est censée répondre à cette question géographique du rapport entre une société, y compris locale, et son territoire à cette échelle. De nombreux philosophes, romanciers, sociologues, architectes, urbanistes et géographes y ont réfléchi. Parmi ces derniers, citons-en seulement deux : Jean-Paul Ferrier avec son « Contrat géographique » (en 1998), Alberto Magnaghi et son engagement pour un « projet local » (en 2003). 

Comme géographe, j’ai moi-même beaucoup travaillé sur cette question passionnante du rapport entre les fondements de l'identité d’un territoire et ses rapports avec le « sentiment d’appartenance » géographique de ses habitants, le "lien spatial" selon Guy Di Méo. D’abord à propos du Nordeste brésilien (2001, 2016), et ensuite au sujet du périurbain nantais (2020). A partir d’une entrée par les paysages de l’estuaire (marais) et du Sillon de Bretagne (bocage), son climat, son histoire, il s’agissait d’explorer non-seulement les formes et l’exercice du pouvoir local, sa « gouvernance écoligarchique », mais également les tensions socio-territoriales sous-jacentes, dont le mouvement des Gilets jaunes a été un révélateur durable en 2018-19. Un sceptre qui hante toujours la France périphérique (Guilluy, 2014), qui est celle des « gens ordinaires » (idem, 2020), « dépossédés » (ibidem, 2022) également de leur propre territorialité. Dans cet esprit de géographie critique radicale (Martin, 2016), voyons donc ce qu’il en est du dit « projet de territoire » en Estuaire et Sillon de 2022 pour jusqu’à 2030. 

Un conseil communautaire de la CCES a eu lieu au Temple-de-Bretagne la semaine dernière (voir Presse Océan du 21 novembre). Les élus y ont d’abord voté le "Projet de territoire", à l'unanimité (moins les 3 abstentions de principe), avant de s’écharper ensuite sur un équipement sportif à Savenay (à proximité du nouveau lycée privé). Le premier visionnage de ce « projet de territoire » final, sur le site de la CCES - où il est caché en annexe du compte-rendu du conseil - dûment envoyé au préfet, autorité de tutelle, en date du 17 novembre, est très édifiant.


Selon Presse Océan, en séance, « le président a répondu qu’il espérait que les débats avaient bien eu lieu dans chaque commune et a ajouté que les commissions se sont inspirées de plusieurs propositions du Conseil de développement, donc des citoyens ». On est prié de ne pas rire ! Car, si le président n’arrête pas de répéter que le CDD est indépendant, de son côté, le CDD se plaint amèrement qu’il n’est jamais tenu compte de ses avis ! Qui croire ?

Quant aux opposants - eux qui disent que "s'abstenir c'est déjà s'opposer" - quand on parle de territoire local, ils rétorquent aussitôt "dérèglement climatique" global (lire ci-contre) !



Un projet sans territoire

 

Un "territoire accueillant et singulier". Mais en quoi consiste sa singularité ?
Le projet de territoire ne répond pas à cette question.


Certes les exigences réglementaires concernant les Projets de territoires des collectivités sont-elles très floues et souples (voir annexe). Mais, dans ce cas, le résultat final se réduit à une présentation Powerpoint en 25 « slides » ! A la lecture, aucune source ou référence quelconque, de quoi ou qui que ce soit (AURAN, ADDRN, etc.), et donc pas du CDD non plus. Aucun chiffre, ni carte, pas d’historique du territoire. Ni diagnostic, ni contextualisation, encore moins d’analyse. Pourtant ce ne sont pas les sources qui manquent : Les Essentiels de l’AURAN (Agence d'urbanisme de la métropole nantaise), les travaux de l’ADDRN (agence d'urbanisme de la Carène) sur le périurbain, les données de l’INSEE, les "portraits de territoire" de Géo-clip. Pas d'objectifs quantifiables chiffrés, ni mesurables. A défaut c’est un verbiage creux issu seulement des gommettes et des post-it apposées dans l’entre-soi des élus [voir les deux photos dans le doc PDF]. Les « acteurs du territoire », se résument de la sorte aux « élus et agents référents à chacune des compétences de l’EPCI ».



L’objectif de court terme, annoncé mais déjà échu en mai 2022, aurait voulu qu’« Estuaire et Sillon s'organise et se structure avec les communes et les services pour s’engager concrètement et visiblement dans son projet de territoire ». Ce qui a dû, et pour cause de non-avoir-lieu, échapper au commun des habitants-citoyens.



Via une consultation étriquée

Ainsi, à l’évidence, le périmètre de la discussion admise se restreint-il aux seuls élus, communautaires et communaux et aux services, oubliant d’autres acteurs non moins essentiels, tels que les entrepreneurs, mais aussi les citoyens qui pourtant « font le territoire » eux-mêmes par leurs pratiques multiformes. Ceci confirme notre appréciation de 2011, en conseil communautaire, d'une démocratie locale entièrement déjà confisquée et confinée (Desage et Guéranger, 2011). Ce projet de territoire d’aujourd’hui a bien été présenté aux onze conseils municipaux. Mais comme le montre, après cette adoption, l’affrontement immédiat entre élus, suite à l’article de presse sur la station d’épuration et le tôlé sur le complexe sportif, l’un et l’autre à Savenay, on distingue peu de solidarité entre élus. Derrière l'apparence d’une gouvernance unie, c'est la guerre intestine, dans une intercommunalité qui, depuis la fusion de 2017 entre ex-Loire-et-Sillon et ex-Cœur d’estuaire, n'a jamais eu la volonté réelle de faire et d’achever sa fusion. En témoigne, parmi d’autres choses, le PLUi et la gestion des déchets.

Autre signe externe visible au quotidien de ce non-aboutissement de la fusion se trouve dans les découpages d'édition des deux journaux de la presse quotidienne régionale (PQR) et leur pagination des rubriques locales. Ex-Cœur d'Estuaire dépend de leurs rédactions de Nantes, avec l'édition de Nantes-Nord, alors que ex-Loire et Sillon est rattachée à celle de Saint-Nazaire et de son édition. Imperturbablement, en 2022, Presse-Océan garde même une rubrique "Loire et Sillon", une collectivité qui n'existe pourtant officiellement plus sous ce nom depuis... 2017.

Les rédactions de Ouest-France en Loire-Atlantique.
La césure entre les territoires de celle de Nantes et celle de Saint-Nazaire coupe Estuaire et Sillon en deux.

Des élus surtout soucieux d'harmonie entre eux mais moins de démocratie pour les citoyens

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A défaut d'interroger les habitants, acteurs tout aussi réels du territoire, les élus s'auto-interrogent entre eux. D'où ces %, d'ailleurs seuls chiffres figurant dans le document PDF du projet. Un quart des élus s'inquiètent de "l'harmonie à trouver entre communes et intercommunalité" et un cinquième d'avoir  un "projet qui rassemble". On comprend bien pourquoi. Mais seulement 6,2 % s'interrogent sur "la démocratie en Estuaire et Sillon". Et pourtant !

Territoire en quête d'identité

La seule indication trouvée sur l’identité du territoire, est qu’elle serait « rurale et industrielle » (site CCES). Associée à son « rayonnement » flatteur mais supposé, et sans être davantage explorée, elle serait partagée à moyen terme (2025) par des « projets intercommunaux concrets », avant d’être « affirmée et reconnue dans toute la région » au plus lointain terme de 2030. Cet agenda, optimiste bien qu'obscur, se heurte cependant à un problème : l’identité du territoire ne peut plus se résumer à une dichotomie désormais largement obsolète entre petites commune rurales d’une part et petites centralités urbaines d’autre part. Ces dernières, Savenay et Saint-Étienne-de-Montluc, restent concurrentes entre elles comme chacun peut l’observer et le constater. 

Pour achever la fusion de 2017, il faudra tout-au-contraire finir un jour par admettre que notre territoire n’est plus tout-à-fait rural - malgré les représentations nostalgiques et les fantasmes néoruraux actuels - mais pas encore totalement urbain. N’étant pas « au cœur de la métropole » comme affirmé, il fait plutôt la jonction entre Nantes et Saint-Nazaire, en un « périurbain bipolarisé » selon la formule de l’INSEE. C’est ce rôle de lien, qu’il joue déjà, qui en fait l’identité réelle à affirmer.

À un territoire sans projet


Difficile, dans de telles conditions de confusion, d'élaborer un authentique Projet de territoire, qui fasse rêver et mobilise, au-delà du cercle restreint des seuls élus, pour autant qu’ils le soient vraiment à ce sujet. Et, là ça craint plutôt pour 2025 et 2030. Je crois que ça n’a été fait non pas par un bureau d'études qui aurait surement fait mieux cette fois, mais dans le huis-clos des commissions coaché par les services, au niveau de base de leur expertise. Un étudiant de 1ère année en géographie aurait sans doute fait mieux. Ce projet n 'est même pas "utopique", il est tout simplement inconsistant. On argue de réunions avec « tous les élus de tout le territoire, même ceux qui ne siègent pas au conseil communautaire ». Au final a donc été donc produit un PDF passe-partout, où quasiment rien de bien spécifique concerne et touche à l’identité d'un territoire ainsi mis en projet. 

Un rapide regard comparatif dans les collectivités voisines montre cependant beaucoup de similitudes : les divers projets de territoires y apparaissent aussi comme une corvée obligatoire dont il faut s’acquitter au plus vite. Une exception cependant : l’intercommunalité du Pays de Nozay, habituée de la consultation participative avec le cabinet Hinterland. Dans son introduction, sa présidente n’hésite pas, elle, à parler de « périurbain », ce qui n’est pas nécessairement le premier qualificatif qui vienne à l’esprit à propos de son territoire :


« À partir des réflexions et des travaux menés dans le cadre de la démarche Atelier des Territoires sur le thème du « Mieux vivre ensemble dans le périurbain », il nous donne les grandes orientations stratégiques et politiques de la Communauté de Communes de Nozay pour une dizaine d’années, voire davantage. » (https://www.cc-nozay.fr/medias/2019/03/Projet-de-territoire-VF.pdf)

Ici, en Estuaire et Sillon, c'est la démarche elle-même, verticale et unilatéralement descendante, s’appliquant par ailleurs à l’ensemble des compétences de la collectivité, qui apparaît défaillante. "Charte de gouvernance" et "Projet de territoire" étaient à l'origine les deux objectifs majeurs de Rémy Nicoleau, réélu président en 2020. On voit d’ores et déjà le résultat. Mêmes causes, mêmes effets. Mais on n’envisage pas pour l’instant de changer une méthode qui échoue. Dès lors, son projet de territoire risque de tomber rapidement dans les oubliettes du récit refermé sur lui-même de l’intercommunalité. Qui s'en plaindra pour un projet qui n'étant pas vraiment fait, serait entièrement à refaire.

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Annexe : 

Référence :

Paysages Pouvoir et Colères du Sillon à l'Estuaire, Petit Pavé, 2020, 260 p., 25 €









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