petite contribution en marge du Grand Débat



Ne soyons pas naïfs ! Qui ne voit pas que le "Grand Débat" national est la stratégie employée par Macron pour tenter de noyer le poisson des questions posées par les Gilets jaunes ? Pour étouffer l'urgence sociale exprimée par ce mouvement inédit sous un flot de parlottes présidentielles ? Macron s'y investit tant et "mouille la chemise" au point que c'en est la preuve manifeste. Cela fait déjà un moment que dans la gestion technocratique des situations de crises, la méthode patronale avec discussions en tables-rondes (dites aussi "ruches"), si possible avec slides (ex-powerpoint) et post-it multicolores, s'est imposée. Ici, tous les lieux et les publics sont visés. Dans quel but ? Il s'agit de retrouver vite fait un consensus, non seulement politique mais territorial, perdu suite au mouvement des Gilets jaunes. Vigueur sans précédent de la répression d'un côté, ampleur apparente mais trompeuse du débat de l'autre.

Le "Grand Débat" ? Brain storming pour Start-up Nation !

Il revêt en effet toutes les apparences d'une démocratie participative illusoire avec, surtout, des techniques éprouvées d'un marketing politique visant à conduire un public contraint à des conclusions fixées d'avance. Dans la foulée présidentielle, tout le monde s'y met : maires, collectivités (intercommunalités, départements, métropole...). Qu'en sortira-t-il finalement ? Nul ne peut le dire à ce jour, mais il est à craindre que la restitution et l'interprétation de ce grand happening national défoulatoire soient délicates, sachant l'objectif qui lui est assigné : y faire de la dite "pédagogie" envers ceux jugés trop bêtes pour comprendre les subtilités du macronisme... en faveur des réformes du pouvoir. Morale de l'histoire : "Que tout bouge, pour que rien ne change".
Malgré ces écueils et ces arrière-pensées, c'est pourtant l'occasion pour tout un chacun de faire le point, ce que je tente moi-même ici : ce que je veux dire en trois minutes, format imposé.

La fin d'une invisibilité

Le mouvement des Gilets jaunes exprime l'émergence des luttes d'une France des périphéries longtemps tenue pour "invisible". Pourtant, depuis vingt ans, le géographe Christophe Guilluy décortique ces « fractures territoriales françaises » (2010), et décrit la montée de la « France périphérique » (2014).  Mais il reste très mal vu et copieusement honni par l'élite académique cooptée des sociologues et géographes, qui l'agonise avec régularité depuis lors à chaque nouvelle parution usant  à son égard de bien mauvais procès. L'ont-ils vraiment lu ? Cette élite-là qui n'a pourtant rien vu venir et n'a guère brillé quant à elle par une grande clairvoyance. D'où, sans doute, cette aigreur persistante, mais stérile.

Le Point du 28 février 2019 sur "L'archipel français" de Jérôme Fourquet (Seuil 2019)


Tonitruante rupture d'un grand silence

De plus loin encore, il y a 50 ans, le philosophe Henri Lefebvre annonçait la « Révolution urbaine » (1970) et posait le « Droit à la Ville » (1968) comme point d'appui d'une pensée radicale et émancipatrice renouvelée. Longtemps refoulée (au PCF et dans l'université) et ignorée en France – mais pas dans de nombreux autres pays : Grande-Bretagne, États-Unis, Brésil, Suisse, Allemagne, depuis peu Italie (Biagi, 2019)... - sa réflexion était marxiste, dialectique et critique. Elle révélait et dénonçait la montée en puissance d'une idéologie structuraliste, systémique et technocratique, précisément celle qui plastronne aujourd’hui sans plus aucune retenue avec Macron.

Mais la pensée spatiale de Lefebvre – au demeurant très critique de l'architecture, de l'urbanisme et de l'aménagement étatique du territoire - ne s'arrêtait pas là. Partant d'une « critique de la vie quotidienne », elle soulignait les effets de la « production de l'espace » (1974) par et pour un capitalisme en crise et mutation permanentes, trop longtemps masquées néanmoins par le « silence des usagers » et un pesant « consensus spatial ». Sans parvenir à faire oublier la conflictualité inhérente à l'espace social porteur de luttes de classes refoulées. 

Le moins qu'on puisse dire, c'est que les Gilets jaunes ont contribué à rompre le silence et ce consensus. Leur territoire c'est pour une bonne part le périurbain, celui des ronds-points des périphéries, au-delà des seuls « quartiers sensibles » des banlieues, longtemps dans le collimateur médiatique exclusif. Une bonne surprise, venant d'un périurbain marqué par la surreprésentation des classes populaires et des couches moyennes modestes, qu'on disait si amorphes, caractérisé par "l'entre-soi", l'abstention ou le "vote barbecue" en faveur du FN. Face à cet éveil du périurbain on comprend mieux la vigueur de la répression : brutalités policières sans précédent, acharnement judiciaire, discrédit et stigmatisation médiatiques, provocations et amalgames idéologiques, ce que met bien en évidence le dossier du Monde diplo de février 2019.

L'urgence climatique trompe l’œil contre l'urgence sociale

L'angle de la stratégie de contre-attaque du pouvoir a consisté d'emblée à opposer l'urgence climatique à l'urgence sociale, pour "sauver la planète" sans se préoccuper outre mesure des "fins de mois". Le global contre le local. Or l'urgence sociale est bien la plus réelle : insuffisance et perte du pouvoir d'achat, fiscalité injuste, tarifs et taxes écologiques punitifs, services publics en recul, etc. Elle est amplement documentée et éprouvée au quotidien par le plus grand nombre. D'où une solidarité trans-sociale avec les Gilets jaunes qui ne se dément pas (voir les gilets fluorescents dans les automobiles), malgré tous les efforts entrepris pour les discréditer et les réprimer.

Quant à l'urgence climatique si admise, si "incontestable", elle n'en reste pas moins « un leurre » (F.Gervais, 2018) bien commode. Loin de reposer sur une science solide définitivement établie – est-ce possible et souhaitable ? - elle est devenue une idéologie, voire une religion, dominante et omniprésente, ayant statut de (fausse) évidence. Elle sert désormais de justification à toutes les politiques publiques, du global au local, de l'ONU (GIEC) à chaque mairie (plan climat) . Elle n'est pour autant aucunement avérée scientifiquement, en tant que soi-disant « réchauffement climatique d'origine anthropique », avec le CO2 comme responsable, ainsi on le martèle partout façon "décideurs" du GIEC (groupement inter-étatique sur le climat). La Grande Peur climatique, argument ultime d'une soumission durable, se fabrique par une multitude de confusions difficiles à clarifier, tant la croyance est devenue prégnante. Certains voudraient y voir le ressort d'une improbable "révolution climatique" (N.Klein), ou "l'affaire du siècle". D'autres sèchent depuis peu les cours pour "sauver la planète" et son climat, avec cette fois un écho plus que complaisant des médias, .

Gilets jaunes : quel mouvement ?

Bientôt six mois après son lancement, le mouvement des Gilets jaunes suscite toujours bien des interrogations et les publications se multiplient, par exemple :

  • Coll., Le fond de l'air est jaune, comprendre une révolte inédite, Seuil, 2019
  • Patrick Farbiaz, Les gilets jaunes, Documents et textes, édition du Croquant, 2019
  • Le Monde diplomatique, « Luttes des classes en France, recomposition politique et sociale », S.Halimi et P.Rimbert, n°779, février 2019.
  • Regards, « Gilets jaunes, nouvelle figure du peuple ? » N°49, Hiver 2019
Le contenu de ces publications de circonstance oscille entre les témoignages, les récits, les documents (listes de revendications, voir un exemple ci-dessous*) et les réflexions d'intellectuels (historiens, sociologues, philosophes... mais pas de géographes) qui pour la plupart n'ont rien vu venir. Les références historiques se bousculent : les Jacqueries, 1789, 1848, la Commune de 1870, et, bien entendu, 1968, voire Nuits debout. En vain. Aucune ne convient parfaitement, laissant à l'écart les caractéristiques d'un mouvement inédit. Certes, on en mesure mieux avec le temps, les manques, les écueils, les récupérations, les dérives... Mais il reste que c'est un mouvement à la fois :
  • social : couches populaires reléguées et classes moyennes périphérisées.
  • et territorial : né sur les ronds-points des marges urbaines et du périurbain.
Cahier des propositions prioritaires des gilets jaunes de Toulouse suivant un questionnaire remis à 465 votants »   
Vendredi 14 décembre 2018
  1. Instauration du Référendum d’initiative citoyenne (RIC) 
  2. Chasse accrue à la fraude fiscale et patronale et augmentation des peines en cas de fraude 
  3. Instauration d’une VIe République par une assemblée constituante populaire 
  4. Revalorisation du minimum vieillesse et des retraites (Smic minimum) 
  5. Baisse et encadrement strict du revenu du gouvernement et des élus et justificatifs de leurs frais 
  6. Égalité femme-homme salariale et parentale 
  7. Augmentation du Smic et revalorisation du salaire et du RSA 
  8. Prise en compte réelle du vote blanc 
  9. Retrait immédiat du glyphosate et des pesticides reconnus nocifs et aide à l’agriculture biologique. 
  10. Fin du CICE (quarante milliards) et répartition moitié pour la transition écologique, moitié pour l’emploi, etc.
Source : Le fond de l'air est jaune Le Seuil.

Malgré la volonté affichée du pouvoir d'y mettre fin par tous les moyens, le mouvement perdure. Deux caractéristiques restent cependant nettes : c'est un mouvement des périphéries, plutôt périurbaines, de la France oubliée et invisible des ronds-points

C'est qu'il reste des interrogations sur sa véritable nature. Avec sa position de principe de non-affiliation syndicale et politique, il montre toutes les conséquences fâcheuses à terme de tous les replis, et des désaffiliations militantes, mais revendiquées.
Nul ne peut dire ce qu'il deviendra. Mais s'il échoue et se replie, il s'inscrira dans la liste des occasions manquées. Il avait pourtant une carte originale à jouer. 
Au moins un point commun entre  Sans-terre du Brésil et Gilets jaunes français :
la brutalité de la répression.


Toutes choses (in)égales d'ailleurs, il aurait pu assumer mieux le statut de mouvement socioterritorial, à l'instar du mouvement des Sans-terre du Brésil, dont les caractéristiques particulières l'ont fait tenir de la fin de la dictature militaire au Brésil (1964-1985) - lorsqu'il est né en 1984 - jusqu'au retour de l’extrême-droite au pouvoir en 2019, avec Bolsonaro (1). Au prix fort des massacres et des tueries. Ils n'occupent pas des ronds-points (mais parfois l'espace public par des marches non-violentes), mais des parcelles de terres privées (latifundios) sous-exploitées pour en obtenir l'expropriation officielle, inscrite dans la Constitution. A partir de cette revendication foncière ils développent eux-aussi tout un ensemble de revendications : pour l'agriculture paysanne familiale, contre l'agronégoce international, pour la préservation de l’environnement rural (contre les OGM, les pesticides, etc.). Ni syndicat rural, ni parti paysan, ils se sont toujours gardés de se rallier pleinement au pouvoir en place, quel qu'il soit, même à l'époque des présidences de Lula da Silva et de Dilma Roussef.

Peut-être que les Gilets jaunes auraient-ils pu s'inspirer de cet exemple pour se structurer en mouvement socioterritorial à la française, avec ses caractéristiques et ses objectifs propres. Est-ce encore envisageable ? La solution ne semble en tous cas pas dans une politisation "à l'ancienne", le ralliement à qui que ce soit ou à la présentation d'une liste aux élections Européennes.

L'avenir reste cependant ouvert, dans une situation qui reste improbable, malgré tous les efforts actuellement déployés par Macron pour recoudre le consensus territorial déchiré et refouler par la force le mouvement populaire inédit des Gilets jaunes.

La suite à venir est à la fois préoccupante et passionnante.

(1) Voir mon livre à ce sujet : "Mobilisations populaires au Brésil 1985-2015", Ed. du Petit Pavé, 2016.

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