Entretien sur le communisme...

Echanges avec trois lycéens en TPE (travaux personnels encadrés), vendredi 30 novembre 2018 au lycée Jacques Prévert de Savenay.

A la rentrée 2018, trois lycéens d'une classe de première de mon ancien établissement m'ont contacté pour contribuer à leur Travail personnel encadré TPE, dont le sujet portait sur le communisme "et le protectionnisme". initialement. Nous nous sommes rencontrés le 30 novembre pour un entretien d'une heure et demi, retranscrit ci-dessous.

NB : Transcription des lycéens, relue, corrigée et mise en forme ensuite.
M.Martin : Je veux bien vous dire quelques mots d'introduction. Je suis heureux que vous m'ayez sollicité, même par un concours de circonstances, car cela fait toujours plaisir de rencontrer ceux qui auraient pu être mes élèves. Tout d'abord je trouve que votre sujet est très difficile car il porte sur des questions politiques économiques, historiques, sociales. Je me suis dit : "oh c'est très ambitieux" d'autant qu'il y a aussi des aspects philosophiques notamment sur la question de ce qu'est le communisme. Vous n'avez pas commencé la philo d'ailleurs ? (Non). Voilà, j'ai trouvé cela assez délicat. Voici le plan que j'avais envisagé, après nous verrons si je dois répondre à vos questions, si vous trouvez que j'y ai éludé des questions [Document].
Célian et Basile : Dans tous les cas nous devons vous poser des questions, me semble-t-il, car cela rentre en compte pour notre TPE, nous devons réaliser une enquête.
M.Martin : Je dis que c'est un sujet compliqué et il me pose moi-même question. Je suppose que votre interrogation, qui est sur la table aujourd'hui, n'est pas simplement rétrospective.
Célian : Nous utilisons le passé pour tenter de répondre à la question, mais notre réponse doit effectivement s'ancrer dans le présent.
M.Martin : Spontanément, je vous dirai que cela dépend de ce que l'on entend par communisme. Il y a beaucoup d’ambiguïté sur le mot : est-ce que l'on parle du communisme comme forme d’État, ou est-ce que l'on parle de type de société ? La notion de communisme est très variable. Elle est pluridimensionnelle : politique, économique, sociale mais aussi polémique (rires). Alors est-ce que c'est un mythe ? Et, là, ça veut dire qu'on se retourne vers le passé, vers un mythe obsolète et qui serait passé de mode et d'actualité. Ou alors, est-ce une visée alternative et toujours d'actualité ? Je ne l'ai pas dit parce que vous ne me l'avez pas demandé, mais je n'étais pas simplement professeur d'histoire et géographie au lycée. J'ai été et je reste, malgré tout, un militant communiste.
Unanimement : ça on le savait bien ! -rires-
M.Martin : Donc ce sont des sujets qui ne m'interpellent pas seulement sur le plan économique ou sociologique mais qui m'interrogent aussi personnellement. Je pense que la notion de « communisme protectionniste » dont vous me parliez est trop unidimensionnelle, car elle teste la viabilité du communisme sur le seul critère du marché. Alors que – désolé - mais l'éventail est beaucoup plus large. Le vocabulaire est plein d'ambiguïtés, je ne sais pas si vous avez eu l'occasion de vous pencher sur cette question en histoire, mais les mots sont piégés et piégeux. Car aucun pays, à ma connaissance, ne s'est réclamé dans l'histoire du communisme : la plupart du temps ils se baptisaient plus volontiers pays socialistes, pays dans lesquels il y avait une propriété sociale des moyens de production et d'échange.
Basile : Tout en appliquant une politique communiste pour certains d'entre eux.
M.Martin : Ah oui, mais alors qu'est ce que c'est qu'une politique communiste ? Grande question !
Basile : C'est vrai que c'est une question importante.
M.Martin : Dans l'histoire il y a eu plusieurs générations de pays dits communistes, vous le savez probablement. Le premier pays qui s'est « réclamé » du socialisme puis plus tard du communisme c'est la Russie Bolchevique, après 1917. Puis, après 1945, il y a un élargissement de la communauté des pays socialistes.
Célian : oui effectivement il y a plusieurs révolutions après la seconde guerre mondiale, à Cuba par exemple.
M.Martin : Cuba a fait figure d'exemple mais d'autres pays et pas seulement « exotiques », en Afrique notamment où des pays se sont réclamés du socialisme.
Célian : En Afrique certains pays gardent encore aujourd'hui des traces du communisme et qui ont encore l'étoile sur le drapeau...
M.Martin : Oui il reste, en effet, des symboles !
Célian : Je trouve que Cuba était un exemple intéressant car il illustre parfaitement ce que vous disiez par rapport à la dimension polémique du communisme.
M.Martin : Oui effectivement, on n'y échappe pas, donc il faut être conscient d'emblée qu'on met les pieds dans ce genre de sujet et que forcément, quelque part, c'est polémique. D'ailleurs j'ai été surpris par votre choix de prendre la Corée du Nord.
Célian : l'idée de la Corée du Nord nous avait été soufflée par un professeur, mais nous avons abandonné par manque de sources.
M.Martin : Cela ne m'étonne pas. Pourtant il y a des choses à dire et ce pays est totalement dans l'actualité, même d'une actualité brûlante parce que depuis dimanche et jusqu'à hier il y a un haut fonctionnaire français, Benoît Quennedey, qui....
Basile : … est accusé d'espionnage ! C'est ce que j'ai entendu à la radio.
M.Martin : Vous êtes bien informé, moi j'en sais rien ! Oui c'est ce qu'on dit à la radio. Mais cet ex-énarque, responsable de la commission des bâtiments et des jardins au Sénat, qu'est ce qu'il peut avoir comme information à transmettre qui pourrait bien intéresser la Corée du Nord ?
Célian : il transmettait des informations pour la coupe des sapins !
M.Martin : Oui mais pour autant, il a fait une garde à vue de 4 jours et il a été inculpé hier, il est assigné à résidence et son cas a été présenté à un juge d'instruction. C'est du délire !
Célian : Je pense qu'il y a des éléments de l'enquête qui n'ont pas pu être rendus publics mais il n'y a probablement pas de fumée sans feu et la justice n'est pas arrivée à prendre ces mesures sans raison non ?
M.Martin : Vous regarderez par vous même ! Jusqu'à la semaine dernière Benoît Quennedey faisait office d'expert concernant la Corée du Nord. Vous pouvez facilement trouver sur internet ou sur YouTube des conférences assez longues d'ailleurs (il est chiant -rires), mais en même temps il est extrêmement intéressant, il fait la démonstration de son expertise et il est déjà passé plusieurs fois à la télévision à « C dans l'air ». Mais je ne crois pas à cette « affaire ». Cela m'amène à ajouter, vous parlez de la Corée du Nord comme d'un état communiste. Mais, aussi étrange que cela puisse paraître, compte tenu de ce que l'on entend dans les médias, je ne considère pas la Corée du Nord comme un état communiste. D'ailleurs, elle ne se réclame même pas du communisme ou encore du Marxisme ! La pensée profonde de la Corée du Nord porte un autre nom : le Juche, qui prône une autarcie et un régime auto-suffisant. Il n'y a donc plus aucune référence au communisme. Cependant, il y a des signes extérieurs qui pourraient faire effectivement penser à un communisme dit "stalinien", avec le culte du chef, l'autocratie, la répression et cætera.
Basile : Cela ne correspond pas au communisme, mais ce sont effectivement les caractéristiques du totalitarisme.
Célian : Cela dit, il me semble que les prédécesseurs de Kim Jong-Un se sont réclamés du communisme, Kim-Il Sung notamment.
M.Martin : Oui, mais le pays est né dans la Guerre froide et la situation du pays s'est cristallisée à cette époque. C'est pourquoi le pays est toujours resté très fermé. Au-delà de la Corée du Nord, je me suis permis d'ajouter quelques compléments à votre bibliographie qui me semblait assez restreinte.
Célian : La bibliographie que je vous avais communiquée était provisoire, il s'agit des ouvrages que nous avions trouvés au CDI lors des premières séances.
Basile : Oui, nous avons cherché des informations à l'extérieur par la suite.
M.Martin : Oui, j'ai été assez surpris quand j'ai vu, par exemple, que vous aviez consulté le livre 1 du Capital. Alors, là, je vous tire mon chapeau, car si il y a bien une chose qui est totalement incompréhensible pour le commun des mortels c'est ça ! Mais cela ne porte pas vraiment sur votre sujet car Marx s'est beaucoup plus intéressé à la notion de commerce et de marchandise.
Célian : Oui, de plus Marx ne se réclamait pas du protectionnisme, mais plutôt du libre échange.
M.Martin : Oui, surtout. J'ai donc cherché « protectionnisme » dans le texte du Manifeste du parti communiste de 1848, et je n'ai rien trouvé ! Je crois qu'il faut donc faire attention au vocabulaire et je vous suggère d'approfondir ça : il ne faut pas confondre protectionnisme avec autarcie ou avec embargo. Selon moi – mais vous pourrez re-vérifier - le protectionnisme est une politique menée par un état libéral qui se protège des importations extérieures en imposant des taxes qui empêchent aux produits extérieurs moins chers de rentrer. Or, cela est typique d'un pays plutôt capitaliste et non communiste, et il ne faut pas confondre avec l'autarcie, où nous sommes effectivement beaucoup plus proches du cas de la Corée du Nord
Parce que le fait est que dans la pensée Coréenne, on se dit : "on doit se débrouiller seuls, on ne peut pas compter sur les autres, donc on va devoir faire de notre mieux, sans aide extérieure" et, en vérité, aucun pays, même pas la Corée du Nord, ne peut vivre en autarcie. Car aucun pays, surtout un petit, ne peut tout avoir ce dont il a besoin seul. Alors il est vrai qu'à une époque la Corée du Nord a pu s'appuyer et sur l'Union Soviétique et sur la Chine populaire pour avoir des échanges. Cela dans des moments plus ou moins difficiles avec l'une et l'autre. Mais la Corée du Nord ne veut pas, et ne cherche pas, à vivre en autarcie. Au contraire, elle tend à s'inscrire dans la mondialisation et les échanges internationaux. À une époque, dans les années soixante-dix, la Corée du Nord avait un taux de croissance supérieur à celui de la Corée du Sud. Mais à un moment le pays a échoué et s'est retrouvé contraint de vivre dans une autarcie forcée. On se retrouve plutôt dans la situation d'un embargo, et c'est ce qui a pesé sur l'histoire de ces pays. Vous parliez tout à l'heure de Cuba, qu'est ce qui a pesé pendant des décennies  sur Cuba ? C'est le fait qu'après la « crise des fusées » (1962), les États-Unis ont décrété un embargo sur Cuba, le pays a donc dû se débrouiller avec ce qu'il avait.
Célian : le pays a été forcé de vivre quelques décennies sous perfusion soviétique et, au moment de la chute de l'URSS, le pays s'est effondré économiquement.
M.Martin : Oui tout-à-fait. Ils ont, après ça, cherché d'autres voies pour rendre possible un socialisme à la Cubaine qui soit plus ouvert vers d'autres, qui fasse des échanges. Donc le protectionnisme n'est pas forcément à rattacher au communisme, il faut plutôt regarder du côté de l'embargo et de l'autarcie.
Célian : Nous n'avions peut-être pas mis le bon mot dans notre intitulé.
M.Martin : Oui, je le crois aussi, et c'est pour cela qu'au début votre intitulé m'a fait bondir un petit peu – rires - donc je tenais à vous le dire. Je vais essayer de répondre maintenant à vos questions.
Célian et Basile : Nous nous demandions si vous pensiez que la mise en place de plans quinquennaux vous paraissait pertinente à l'heure actuelle ? 
M.Martin : Les plan quinquennaux ? Le fait est, que dans les années 30, ils ont servi à booster l'économie Soviétique, c'est indéniable. Cependant la question est : est-ce que toute l'économie peut être administrée de façon centralisée ? Mais les plans quinquennaux en URSS rompaient avec la politique économique des années 20, la NEP, nouvelle économie politique, qui a été mise en place par la volonté de Lénine mais surtout de Nikolaï Boukharine, une stratégie qui laissait plus de place au marché et qui a permis de calmer le jeu au niveau des tensions sociales notamment avec les agriculteurs. Les plans quinquennaux, eux, ont marqué un tournant dans l'économie planifiée car la Russie Soviétique partait de très bas, les résultats obtenus par la planification ont donc été incontestables sauf que maintenant la mode est passée de ce genre de pratique. Mais si vous regardez, à l'époque du Gaullisme, il y avait aussi des Plans de planification économique en France.
Basile : Mais on peut aussi considérer le projet d'un président élu comme un plan quinquennal compte tenu du fait qu'il est élu pour 5 ans ?
M.Martin : Oui et non, car le président n'a pas forcément de projet de planification.
Célian : D'autant que les présidents ont une forte tendance à changer d'objectifs en cours de route.
M.Martin : Les promesses des candidats une fois élus, on voit bien ce que ça donne. Mais à la suite du Gaullisme il y a eu beaucoup de plans d'aménagement et cætera. Mais je ne pense pas que l'on puisse comparer cela à des plans quinquennaux tels que ceux mis en place en URSS car, là-bas, on se trouvait face à une organisation pyramidale extrêmement rigoureuse où la priorité était donnée aux objectifs. Cela avait des conséquences pas toujours positives d'ailleurs, mais a pu fonctionner pendant longtemps, jusque dans les années 60, à l'époque de Khrouchtchev. Car l'URSS pensait pouvoir rattraper la Grande-Bretagne et même les États-Unis. Et il y a un moment fort où les Soviétiques ont réussi, avant tout le monde, à mettre un satellite en orbite [le Spoutnik, 1957]. Pour eux, c'était le signe qu'ils avaient atteint l'objectif. Mais après s'en est suivie une descente aux enfers, c'est devenu extrêmement difficile, il y a eu tout un tas de problèmes qui se sont posés et l'économie administrée et centralisée a échoué. On le voit bien à la période de Brejnev, puis de Gorbatchev, et franchement l'Union Soviétique s'est cassée la gueule. Donc, non, pour répondre à votre question je ne pense pas que les plans quinquennaux soient pertinents dans l'économie actuelle.

S : Que pensez du gouvernement Vénézuélien sous la présidence d’Hugo Chavez ?

B : Parce que, en soi, c’est une économie socialiste mise en place, voire presque communiste.

JY : C’est très délicat… (S : Sujet épineux) ...et polémique aussi, mais qui montre à quel point il est extrêmement difficile pour un pays d’échapper aux contraintes du marché mondial. Un pays qui était doté de façon intéressante en ressources, qui l’ont boosté pendant un certain temps, mais qui arrive au bout, à ce genre de choses.
Cela dit, je ne voue pas un culte à Chavez. Malheureusement, on est bien obligé de constater que c’est extrêmement difficile. Alors après - je connais mieux le Brésil que le Venezuela - mais il y a eu des tentatives dans les années 70, dans différents pays d’Amérique Centrale aussi, de faire d’autres économies. Ça a été extrêmement difficile aussi, parce que le poids du marché mondial a été tel que, effectivement, il était plus simple pour le pays de se reposer sur une ou deux ressources… (B : Principales.), que de parvenir, à l'inverse, à avoir une économie auto-centrée, maîtrisée. Alors oui, le marché mondial ! Mais si certains en décident autrement, par exemple, au Chili dans les années 70 : la première chose qu’a faite le président Allende, quand l’Union populaire est élue démocratiquement, c’est de nationaliser les mines de cuivre. Excellent ! Mono-ressource intéressante. Après, ça n’a pas duré ; Très très vite, (C : Et Pinochet est arrivé), oui y a eu un coup d’État, dont tout le monde s’accorde à reconnaître aujourd’hui qu’il a été fomenté depuis les États-Unis, pour renverser le régime d’Allende. Et puis ils y substituaient la dictature militaire. Dans les années 80, j’ai vécu une époque où sur 21 pays d’Amérique Latine, y avait 19 dictatures militaires ! Là, on est loin du Protectionnisme… (C : Non mais ça commence à revenir au Brésil.) (B : C’est inquiétant.) Oui, c’est terrible et inquiétant. Oui c’est un sujet qui m’a beaucoup plus intéressé, parce que bon, on peut pas prétendre être spécialiste de tout, mais le Brésil, j’ai vraiment bien suivi, toute l’époque de Lula (Da Silva). Après, on peut avoir des réserves, des critiques, etc. Mais là, en 2018, c’est un coup d’État institutionnel, qui vise à mettre en place une dictature d’Extrême Droite, peut être, militaire, même, qui sait ! Mais bon, le mécanisme il n'est pas propre à l’Amérique latine, il est pas propre au Brésil, parce que désolé, mais Bolsonaro, il a été élu ! Y compris, par les couches populaires…

C : Si je puis me permettre, Hitler aussi il a été élu.

JY : Oui tout à fait, on est bien d’accord ! Donc c’est pas gagné, ce n'est jamais gagné définitivement, c’est sûr.

C : J’avais aussi une question ; On voit que tous les pays qui se revendiquaient communistes, socialistes, qui descendent de Bolivar ou de Lénine, au XXème ont échoués. Pour vous, c’est à quel niveau qu’ils se situaient dans l’erreur, ces régimes là ?

JY : Je crois qu’il y a eu, un point de départ. Ce point départ, c’est quand même le cas de la Russie Bolchévique. À aucun moment Lénine n’a pensé sérieusement, qu’il pourrait y avoir la révolution socialiste dans un seul pays. En plus, quand on regarde les choses, et c’est tout de même extraordinaire. C’est contradictoire avec ce que disait Marx : une révolution, de type socialiste, dans un pays - la Russie - misérable, arriéré, largement agricole, où l’économie industrielle est à peine naissante. C’est-à-dire, dans les pires conditions qui soient ! Mais Lénine était persuadé, et certains signes après la guerre (14-18) lui ont donné à penser ça, avant qu’il soit écarté du pouvoir et qu’il meurt. Il pensait qu’il était impossible d’imaginer le socialisme dans un seul pays. Pour lui, la guerre, c’était une formidable accoucheuse de l’histoire, et normalement après la guerre, il devait y avoir une diffusion des révolutions. (B : Un peu à la manière de Trotski.) Oui, oui. Ça c’est produit ! Je veux dire, de fait, en Allemagne, en Hongrie, il y a eu des poussées révolutionnaires qui ont été durement réprimées, y compris en Allemagne par les socialistes [sociodémocrates]. Et alors, c’est contre mauvaise fortune bon cœur que finalement, la révolution , elle a essayé de s’établir difficilement dans un seul pays. Quand la guerre s’est soi-disant « achevée » en 1918, tous les pays, loin de là, n’ont pas arrêté de faire la guerre, au contraire. Ils se sont retournés simplement : ils avaient vaincus l'Allemagne, l’Autriche, la Hongrie, mais ils se sont retournés contre la Russie bolchevique, et ils pensaient bien faire le ménage. Mais ça ne s’est pas produit. Il y a un très beau film de Bertand Tavernier qui montre ça, et qui s’appelle « Capitaine Conan » (1997). Il montre très bien comment le corps expéditionnaire d’Orient a été, même après la fin de la guerre, même après le 11 Novembre 1918, a été ré-orienté contre la Russie bolchevique. Donc c’était un peu la guerre de tous contre un seul. Alors ça explique, - on l’a évoqué rapidement tout à l’heure - les difficultés des années 20 et puis après, les choix qu’ont été opérés dans les années 30. Donc alors, la question ?

C : C’était : où est ce qu’ils se situaient dans l’erreur.

B : Parce qu’ils ont bien du faire une erreur à un moment soit se mettre les États-Unis à dos, soit chuter par manque de ressources.

C : Ou même que politiquement, il y avait des contradictions dans le communisme.

JY : Oui, c’est certain. On peut, évidemment, je crois à chaque fois, trouver des contradictions internes, historiques, contextuelles, accidentelles et le fait est que, malheureusement, elles ont été multipliés. Mais moi je crois que la contradiction fondamentale, c’est la contradiction entre capitalisme d’une part et socialisme d’autre part. Et là, le fait est que, pour parler plus récemment, depuis les années 80, on est quand même dans une situation : alors c’est l’élection de Reagan au États-Unis, c’est l’élection de Miss Thatcher en Angleterre, et l’idée c’est « Il n’y a pas d’alternatives ! ». Et l’idée c’est « La chute du mur de Berlin, l’effondrement soviétique, c’est le capitalisme for ever ! » (rire). Il n’y a pas d’alternatives, il n’y a plus d’histoire, c’est « la fin de l’histoire » [Fukuyama, 1992] ! Vous n’avez pas vécu ça, mais je l'ai vécu, dans les années 80-90, l’idée c’était : « ça y est ! La question est réglée ». Mais, désolé, quelques décennies plus tard, la question revient à l’ordre du jour. Et c’est un peu ça. Alors quelles que soient les erreurs qui aient été faites, on peut toujours chercher des erreurs un peu partout, des contradictions, on peut toujours chercher, y compris des guerres intestines, des révolutionnaires entre eux, c’est sûr. Cela dit, pour moi, c’est pas la contradiction essentielle. C’est le fait que, finalement, à partir des années 80-90, le capitalisme a repris du poil de la bête, y compris en imaginant qu’il avait gagné pour toujours. Et ma conviction de communiste, c’est de dire « Non ». Non, on verra bien !

C : Mais au fond, heureusement, qu’il y a des alternatives, parce que vous parliez de l’élection de Miss Margaret Thatcher, mais quand on voit dans quel état elle a mis la Grande Bretagne, heureusement qu’il n’y pas que le capitalisme.

JY : Oui, tout à fait, parce qu'elle a été l’exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire, mais elle l'a fait ! C’est-à-dire ; les privatisations, la libéralisation, à fond la caisse !

C : La libéralisation, après c’est pas forcément mauvais pour une économie, on voit que Cuba si il a réussi à revenir dans le « droit chemin » et à sortir de leur crise, c’est en se libéralisant, en adoptant le Dollar, en ouvrant leur économie, en ouvrant leur culture.

JY : Mais oui, dans un contexte comme celui ci, le fait est que ça peut être un moyen de booster l’économie.

C : Comme les plans quinquennaux en URSS.

JY : Oui, sauf que les plans quinquennaux, ils ont été - d’ailleurs, on ne l’a pas dit tout à l’heure - le principe de l’économie soviétique des années 30. Mais après la guerre, en 1945, c’est le même principe qui s’est appliqué aussi dans les « démocraties populaires » d’Europe de l’Est, comme on disait, les pays de l’Est, « communistes ». (C : Pays derrière le « rideau de fer ».) Oui, et le fait est que pour un certains nombre d’entre-eux, ça a relativement bien fonctionné. Mais après c’est pareil : ils se sont plantés de la même manière.

S : Bon, on va revenir sur un exemple plus concret ; Que pensiez vous de la Chine communiste sous Mao Zedong ?

JY : Ah ! Sous Mao ? Premièrement, la question mérite d’être posée, « est ce que la Chine est encore communiste ? ».

C : Politiquement, elle est communiste et économiquement c’est une économie de marché.

JY : Oui, une économie de marché, très ouverte, et qui obtient des résultats à tout casser. Très puissante ! Sauf que dans ces conditions, l’étiquette « communiste », elle, est hors-sol. Alors, qu'en est-il de la période Maoïste et de la période de la Révolution culturelle. J’ai beaucoup d’admiration pour Mao, cela dit, je ne suis pas Maoïste. Je trouve que c’est un formidable philosophe, un très bon poète aussi - ce sont des choses qu’on ignore -, et puis ça a été… (C : Mussolini ça a été un très bon joueur de Mandoline !) (rire) Et le fait est que c’est aussi un excellent stratège. Je veux dire, quand même, que c’était pas évident de mener, depuis 1911, parce qu’il faut remonter dans l’histoire chinoise jusqu’à cette époque là, toute une stratégie qui finalement a amené à ce qu'en 1945/49 exactement, la Chine se déclare populaire et communiste. Après, là aussi, y a eu un certain nombre de difficultés. La question de Mao, c’est sans doute la question dite de la Révolution culturelle, au milieu des années 60. Chez Mao, y a eu une volonté de bousculer tout ça, de créer le désordre, parce que du désordre, il pouvait, peut être, sortir quelque chose de nouveau ; il voyait sans doute que la Chine, à son tour, risquait de se scléroser, et il essaie de s’appuyer à nouveau sur les paysans, et les jeunes Gardes rouges, il y a des aspects que j’ai pas tellement apprécié. Le fait de bouger les choses, oui, évidemment, on ne va pas aller contre, mais la Révolution culturelle ça a été aussi une révolution anti-intellectuelle : les profs d’universités, les artistes, il fallait renvoyer les jeunes aussi, il fallait à tout prix qu’une fois qu’ils avaient terminés leurs études secondaires, ils aillent se rééduquer. Ces « Jeunes instruits dans les campagnes » allaient cultiver le choux, avec les agriculteurs. Bon, j’ai rien contre, cela dit, quand même, la Chine a connu à ce moment là un drôle de « bond en arrière », un recul ; on a lâché la proie pour l’ombre, pour des raisons peut être justifiées, et puis, y compris le bilan humain, le bilan économique, (C : 60 Millions de morts.) oui ces chiffres, tout le monde est a peu près d’accord dessus, des chiffres énormes ! Après il a fallu à nouveau redresser la barre.

C’est Zhou Enlai qui a commencé à corriger le tir, mais c’est surtout Deng Xiaoping qui a appliqué une politique plus adaptée. Il avait une devise, assez curieuse mais qui a marché, à savoir : « Qu'importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape les souris. ». (rires) Donc c’est très pragmatique, mais ça l’a fait ! Et alors là, y a eu une ouverture : ce n'est plus une autarcie, c’est pas du protectionnisme, c’est même tout le contraire, parce que l’économie chinoise s’est ouverte petit à petit à l’économie de marché mondiale, ne serait-ce que sous la forme, par exemple, - je me souviens très bien de ça -, des Zones Économiques Spéciales (ZES) ; C’est-à-dire que dans tous les grands ports, on crée des zones détaxées, où les capitalistes étrangers pouvaient venir investir afin d’exploiter, enfin d’utiliser la main d’œuvre chinoise très bon marché et très efficace. Et ça a fonctionné ! Ça a amorcé un nouveau système, alors petit à petit, c’est sûr que ce système là prenait de plus en plus ses distances par rapport au communisme « pur » - dont je ne sais pas trop ce que c’est.

C : Oui, c’est assez vague. Y avait aussi quelque chose d’intéressant je trouve dans la philosophie de Mao Zedong, où il avait lancé une politique, c’était la « Marche de Mille Ans ». Et ça montre qu’il voyait beaucoup plus loin que son propre mandat et de sa propre vie, et qu’il y avait une volonté de s’inscrire dans la durée.

JY : C’est ça, mais bon, on en est là. Je veux dire, le fait est incontestable que la Chine est une très grande puissance mondiale, peut être en marche pour devenir LA puissance mondiale, avec encore beaucoup de potentiel, mais à la question « est-ce encore un pays communiste ? », la réponse est facile à faire, ça, y a pas de doute.

C : J’ai une autre question, c’était ; « est ce que selon vous une application rigoureuse du communisme est possible, ou est ce que y a des contradictions, et par exemple, l’idéal collectif serait vraiment un obstacle à sa mise en place ? ». Parce que là je pense pas qu’on puisse trop parler de communisme, sans évoquer le fait que ça fait peur aux gens. Après je pense que ça vient des tyrans qui se sont revendiqués communistes.

JY : Oui bien sûr. Par exemple, vous citez dans votre bibliographie initiale, les travaux de Stéphane Courtois. Alors, c’est un universitaire, reconnu, qui a publié un Livre noir du communisme, (C : Oui « le livre noir du communisme » qui avait fait beaucoup de polémiques.) Oui, mais en le lisant attentivement, c’est un livre à charge. Discutable, très discutable. C’est un livre collectif. Y compris parmi les co-auteurs du livre en question, après qu’il ait été publié, certains se sont insurgés sur la préface que Stéphane Courtois a mis dans ce bouquin, et je pense en particulier à Nicolas Werth, qui est un spécialiste de la Russie soviétique. Sur un bouquin qui fait 600 pages je crois, il y avait 150 pages sur la Russie, et excellentes. Très bon historien, y a pas de doute, avec toutes les critiques, y a aucun souci par rapport à ça. Sauf que Stéphane Courtois, je ne dirais pas qu’il est un spécialiste du communisme, je dirais qu’il est surtout un spécialiste de l’anti-communisme, et ça, c’est pas la même chose. D’ailleurs aujourd’hui, beaucoup de gens prennent leurs distances par rapport à lui. J’ai utilisé, je vous ai mis en référence peut être, « le dictionnaire du communisme ». Javais lu ça quand c’est paru, et c’est la même chose, c’est tout à l’avenant. Il y a beaucoup d’auteurs, c’est très variable parce qu’ils sont une cinquantaine au moins du dictionnaire en question, et alors toutes les entrées ne se valent pas. Ce qui n’est pas trop acceptable pour moi en tout cas, c’est que Stéphane Courtois enrobe tout ça d’un anti-communisme en béton.

C : Après, pour avoir lu le livre « Communisme et Totalitarisme », je trouvais quand même qu’il faisait preuve d’une certaine objectivité sur beaucoup de points. Pas sur tout, mais je trouvais, honnêtement, on va se le dire franchement, on est plutôt de votre avis sur la balance Communisme/Capitalisme. Mais malgré tout, malgré le fait que je sois en désaccord avec la pensée de Stéphane Courtois, je le trouvais pertinent et juste sur beaucoup de choses, et du coup je trouvais ça intéressant de croiser les sources et d’avoir le point de vue de quelqu’un plutôt opposé à ça.

JY : Opposé, on est d’accord. Stéphane Courtois, correspond bien à une époque qui est aussi celle de la publication d’un livre que j’ai pas mis en référence, mais qu’on aurait pu mettre, c’est « Le passé d’une illusion » de François Furet [1995]. C’est un historien, et en fait le titre, il veut dire quoi ? Il veut dire, c’est dans les années 80/90, (C : C’est vague quand même.), non mais ça veut dire quelque chose de très clair, à savoir que « le communisme est une illusion ». Mais on est pas obligé de partager. D’autant que Furet, à la même époque, publie un ouvrage virulent contre la révolution française [1985, « Penser la révolution française »]. Basculement historique, historiographique. Mais on est tout à fait dans la logique qu’on évoquait tout à l’heure ; on est dans celle des années 80, l’Union Soviétique est à la peine et va disparaître, et là tout à coup, il faut argumenter, il faut dire « Aller ! On tourne la page ! Tout ce qui a été communisme [ou révolutionnaire] ce n’est que crimes et débordements, alors passons à autre chose et donc : c’est le capitalisme pour l’éternité ! » Eh bien non. Le fait est que, bien sûr, il faut avoir un regard rétrospectif critique sur la manière dont les choses se sont passés, parce que c’est comme ça. C’est un passif lourd à porter, mais pourtant ça ne veut pas dire que ça remet en cause nécessairement toute chose.

Un élément de réponse à votre question, c’est qu’en fait il y a ambiguïté aussi sur ce que l’on entend par « communisme ». Parce que si on regarde les « classiques », c’est-à-dire Marx jusqu’à Lénine même, il y a deux définitions possibles du communisme : il y a une définition que Marx a plus ou moins utilisée dans Le manifeste du parti Communiste » (1848) qui consiste à dire : le communisme c’est une étape ultérieure, à venir après. Y a eu le féodalisme, le capitalisme, avant l’esclavagisme, c’est dans les premières pages du Manifeste, c’est facile à trouver. Et puis, à l’époque, Marx et Engels en étaient à peu près convaincus, mais ils disaient autre chose en même temps, j’en parlerais après. Ils étaient convaincus que dans la succession des types de sociétés à venir le capitalisme n’était que temporaire, et qu’il y avait une société supérieure qui serait le socialisme, et il n’envisageait le communisme que quelque chose comme relativement lointain dont ils ne définissent pas les traits. (C : Une utopie.) Oui, une utopie, si on veut, mais, moi ça ne me gêne pas ; si je conteste l’idée que le communisme soit un mythe, si on tourne le regard vers le XIXème siècle, d’accord. Par ailleurs, je pense que le communisme continue d’être une utopie, pour l’avenir, parce qu’il faudrait bien qu’on sorte du capitalisme, il faudra bien qu’on trouve quelque chose après, parce que quand on voit ce que ça donne, ça ne pourra pas durer éternellement, contrairement à ce que beaucoup ont pensé depuis 40 ans.

Et pour finir, Marx disait autre chose en même temps. Alors c’est curieux, (C : Un peu contradictoire?) pas nécessairement, parce qu'il disait ça, mais sans préciser d’avantage. Parce qu'encore une fois, ici, il y a des formules très célèbres, comme à l’emporte-pièce, qu’on utilise souvent. Y'en a une autre qui dit le communisme, ce n’est pas une utopie lointaine : « Nous appelons Communisme le mouvement réel qui abolit l’État actuel. » Waouh ! C’est dans l’Idéologie allemande [1845-46]. Marx dit exactement « le communisme n’est pour nous ni un État qui doit être créé ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler. » Autrement dit, c’est pas l’avenir, on devrait se régler par rapport à cet avenir, etc... « Nous appelons Communisme le mouvement réel qui abolit l’État actuel. » Et au fond, effectivement, communisme peut avoir deux sens différents. C’est d’ailleurs ce que dit un philosophe récent, en 2012, « En ce double sens, le communisme désigne à la fois un processus, actuel [Laval, 2012], (C : Le processus de remplacement d’un état par un autre?) Ah non, le communisme, il est déjà là aujourd’hui, dans le mouvement réel qui abolit les choses. La question va vous sembler idiote, mais, qui sait ? Est-ce que dans les Gilets jaunes, il y a du communisme ?

C : Il y a de la révolution, y a du socialisme, parce que eux ils pensent que y'en a.

S : J’aurais plus dit anarchisme,moi…

JY : Peut-être d’avantage, oui. Mais je sais pas s'ils le savent, je ne crois pas.

C : Il doit y en avoir quelques-uns.

JY : Peut être quelques-uns, mais loin de tous. Quand les gens bougent, je me dis toujours : « bon, ben voilà, quoi, faut en tenir compte. ». On peut pas l’ignorer, on ne peut pas le mépriser. On en entend parler partout, dans tous les médias, et ils passent leur temps à cracher dessus. Désolé, mais non. C’est eux, les médias, qui prescrivent la manière dont on devrait y penser. Je plaisantais, mais jusqu’où peut-il y avoir du communisme dans les Gilets Jaunes ? C’est une bonne question ! Bah pour l’instant, pas grand-chose, ça on est d’accord. Mais... avec « le mouvement réel qui abolit l’État actuel » ?

B : Bah en soit, du coup, le mouvement des Gilets Jaunes a une certaine part de communisme, sur ce premier sens.

JY : Oui, mais jusqu’où ça peut aller ?

C : Parce que, du coup, dans cette définition, le communisme fait changer les choses.

JY : Oui, c’est ça. Après, ça peut prendre plein de formes. Aujourd’hui, il y a beaucoup de penseurs qui disent « il faut réfléchir aux Biens communs. » Ma définition du communisme c’est plutôt celle d'une société de partage des avoirs, des pouvoirs et des savoirs . C’est facile à dire, mais en même temps, c’est quand même le ressort qui est susceptible de faire bouger les choses. Et ça nous met dans une situation, où sans perte de vue, plus question d’idéal utopique, de passage automatique du capitalisme au socialisme, et inversement : on sera tous morts d’ici là ! Mais en attendant, ça ramène à cette question : « qu’est ce qu’on peut faire dans la société d’aujourd’hui pour faire avancer les choses ? » Parce que il y a eu tellement d’échecs, de désolations, de désespoirs, de désillusions, etc… Y'a du pain sur la planche ! Mais évidemment, c’est plus facile de dire « Je m’arrête, je laisse tomber ! » et ça existe, malheureusement, les gens qui font ça. Mais il faut quand même se battre pour autre chose.

B : Je me posais une question, car vous disiez tout à l’heure qu’on ne restera pas toujours dans le capitalisme, car comme disaient Marx et Engels dans leurs écrits, il y a eu plusieurs mouvements : féodalisme, esclavagisme puis le capitalisme. Eux envisageaient le socialisme, puis le communisme. Mais on peut imaginer aussi que l’on puisse passer, non pas au  communisme, mais se diriger vers l’anarchisme...

C : Ou vers un mouvement qu’on ne connaît pas encore ?

J-Y : Alors ça pose, à mon avis, la question des relations parfois difficiles entre le communisme de Marx et l’anarchisme de Bakounine. Parce que dans le débat assez vif, assez virulent, qu’il y a eu dans les années 1870-80, autour et après la Commune de Paris, qui est très important, la question centrale était alors la question de l’État. Marx à partir de l’expérience de la Commune de Paris, en était arrivé à admettre l’idée qu’à un moment clé, la classe ouvrière, le prolétariat, s’empare de l’État. Il écrit très bien à chaud dans ‘’La guerre civile en France’’. [petite parenthèse de M.Martin sur le fait que Marx était un incroyable écrivain « à chaud », sur 1848, 1851...], une sorte de reportage sur la Commune [1871], où il va plus loin que le récit des choses. Comme on pouvait le voir dans le film de Raoul Peck ‘’Le Jeune Karl Marx’’, sorti en 2017, lors de l’écriture avec Engels, du ‘’Manifeste du Parti Communiste’’ (1848)

On y voit que Marx et Engels sont avant tout des amis, mais aussi de formidables penseurs, ainsi que de sacrés tacticiens, comme lorsqu’ils arrivent à évincer Proudhon ! Et la question se repose, plus tard, avec Bakounine. Il y a eu malheureusement un divorce, je crois, entre d’une part le communisme et d'autre part l’anarchisme. Je serais plutôt de la tendance d’Élisée Reclus, un géographe ‘’communard’’, - très grand géographe, peut être même l’un des plus importants géographes français - et qui était un militant anarchiste. Et je trouve que c’est un drame que communisme et anarchisme se soient séparés, mais peut être que les circonstances pourraient permettre de trouver à nouveau un rassemblement et mouvement commun. Je suis plutôt de cette tendance, qui est celle du communisme libertaire. Ce qui revient à dire qu’il ne peut pas y avoir de communisme autoritaire, selon moi. 

Malheureusement, toutes les expériences communistes du XIXe siècle, des pays, des États qui se sont dits « communistes », etc... doivent au moins nous permettre de tirer cette leçon là, de nous montrer qu’un communisme autoritaire n‘est pas envisageable. Pour moi, quelque part, c’est incompatible. Si réellement, comme ce fut dit, « le communisme c’est le mouvement réel qui abolit l’état des choses actuelles », quelque part il fait que ça tourne, que ça fonctionne. C’est un peu le risque que ça tourne mal, et aussi la différence avec Mao. Parce que Mao Zédong, il était plutôt sur une ligne spontanéiste. Sauf que la ligne spontanéiste des Gardes rouges, a provoqué des difficultés monstrueuses. Ils, les Chinois, ont eu un mal fou à s’en sortir par la suite. Donc, c’est pas simple, disons que la porte est étroite. Mais, en même temps, ça donne le chemin pour trouver une alternative absolument indispensable à un communisme autoritaire.

On ne doit pas se résigner à ce que capitalisme triomphe, d’ailleurs il ne peut pas. Je suis convaincu qu’il ne peut pas. Il commence à chuter, c’est clair. L’un des plus grands risques, je ne sais pas si c’est un risque, mais oui sans doute, on parle beaucoup de ‘’l’effondrement’’, de la ‘’collapsologie’’, ‘’c’est la fin du monde’’, c’est pas moi qui le dit, c’est Macron lui-même. Bon oui mais attendez un peu : la crise capitaliste se déclenche, elle est là, elle n'est pas loin, elle rode, elle va pas tarder. En 2008 elle s’est déjà produite, on l’a déjà prise en plein dans la figure. Pour remettre les banques sur pied on a payé lourd et fort. Et là, tous les spécialistes le disent, les financiers, etc... la crise c’est pour demain ! Tout le château de cartes peut s’effondrer, alors là ça va être un vrai problème où il faudra trouver les sorties et des solutions. Ça relativise un peu la ‘’puissance’’ du capitalisme. Là, on est en train de colmater les brèches, comme on peut.

C : Il y avait une question qui me taraudait : est-ce que vous pensez qu’une politique de communisme, c’est plutôt adapté à un contexte de guerre, ou bien les principes du communisme ne sont pas cohérent à un conflit ?

JY : Historiquement, ça renvoie à Lénine : ‘’La Guerre, comme formidable accoucheuse de l’histoire !. Mais je ne supporte plus les commémorations de la guerre 14-18, j’en ai un peu ras le bol. C’est long 4 ans, mais c’est pas seulement ça : on est sur le compassionnel, mais à aucun moment on est sur le fait que la guerre est la pire des choses. C’est Jaurès qui disait ça : ‘’Le Capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée porte l’orage !’’. Donc pour moi être communiste c’est être internationaliste : ‘’Prolétaires de tous les pays, unissez vous !’’, et ça veut dire aussi être pacifiste. La guerre c’est un truc de capitalistes. Parce que ça rejoint ce que je disais : le capitalisme face à la crise, à la « collapsologie », pourrait trouver un truc, un subterfuge : « une bonne guerre, allez, ça va régler tout, ça va en tuer quelques-uns, mais, après, on sera plus tranquilles ! » Mais c’est déjà commencé, car quand on voit les guerres qui se déroulent au proche et au moyen-Orient, quand on voit la façon dont les guerres se sont déroulées partout depuis maintenant 20 ans 30 ans, on se dit ça y est, ou plutôt ça a toujours été : le capitalisme c’est la guerre ! Voilà, point. Il n’est pas question qu’on puisse imaginer une seconde autre chose. Alors oui c’est vrai que dans des circonstances particulières il y a eu ce que Lénine appelle « le communisme de guerre », mais ça c’était lié aux circonstances, ce n’était pas délibérément une volonté de Lénine [voir plus haut]. Au contraire d’ailleurs, puisque dès que la révolution bolchevique a triomphé, elle est sortie de la Première Guerre mondiale. Le communisme pour moi, c’est consubstantif de la paix. Parce que la guerre ne sert que les capitalistes, les marchands d’armes, et c’est un formidable moyen de relance du capitalisme, mais il faut être d’accord que la guerre est tout sauf formidable. On fabrique des armes et on les détruit tout de suite : on ne peut pas rêver mieux pour relancer le capitalisme.

C : Il y a Lénine qui a dit une phrase, ‘’les Révolutions sont les locomotives de l’histoire’’, est ce que vous pensez que malgré le fait que ça a échoué au XXe siècle, les régimes communistes ont fait avancer les choses ?

J-Y : Ah oui, oui, incontestablement. Pour moi globalement dans toute cette période du « court » XXe siècle - entre 1917 et 1991, la chute de l’Union soviétique - le capitalisme avait en face de lui un réel adversaire. Tandis que maintenant il n’y a rien contre lui, si ce n’est le hasard. C’est sûrement pas plus mal que le capitalisme n’ait pas les mains libres. Loin de moi l’idée de vouloir cacher des choses dans le type de régime communiste étatique mis en place au XXe siècle, et cela dit ça n’efface pas non plus le bilan. Mais le bilan il faut se le dire n’est pas aussi sombre que veut bien le faire croire Stéphane Courtois. Pour lui le bilan est tout négatif, alors que c’est plus compliqué que ça, tout n’est ni tout noir ni tout blanc. Il y a eu un autre livre d’ailleurs en réponse à Stéphane Courtois, ‘’Le Livre noir de l’anti communisme’’.

S : Alors on va arriver sur des questions légèrement plus personnelles… Alors déjà pouvez vous     nous dire d’où viennent vos idées ?

J-Y : Forcément, j’y ai un petit peu réfléchi. Je suis né en 1946 et je crois que je dois beaucoup là-dessus à mon père. Il n’était pas communiste, mais était très sympathisant. C’était l’époque de la mise en place du Gaullisme. Dès l’âge de 12 ans j'ai commencé à distribuer des tracts, et je me souviens bien des tracts en question. C’était ceux du PCF, qui disaient : ‘’De Gaulle = fasciste’’, ce qui était une erreur, d’ailleurs. Car, non, de Gaulle n’était en aucun cas fasciste. Mais, bon, peu importe, c’était une époque tendue. Donc j’ai eu ces convictions là qui ont été renforcées durant mes études, je les ai faites à Paris, à la Sorbonne. Je les ai commencées en 1966, et j’étais à la Sorbonne en 1968. J’ai vraiment vu les choses de l’intérieur. Il y avait un bouillonnement incroyable, c’était une « génération », celle des baby-boomers. Je me souviens très bien dans la cour d’honneur à la Sorbonne, il y avait une sorte de marché aux idées. Il y avait tout un tas d’idées, j’ai vu tous les Mao possibles, tous les communistes, les gauchistes, les Marxistes. Moi personnellement ça m’a vacciné définitivement par rapport au gauchisme. Parce qu’il y a eu toute une génération de gens comme Cohn-Bendit. C’est affreux ce qu’il est devenu, c’est terrible. Des gens comme cette personne de Médecins sans frontières qui a été ministre, Bernard Kouchner, des gens qui étaient alors à la tête du mouvement étudiant… 

J’avais toujours une restriction quant à ces gens là, et le fait est que ce qui m’a marqué en 68, c’est pas tellement les délires des gauchistes étudiants. Ils n’ont pas été fidèles à leurs engagements de jeunesse, ils sont devenus les pires socio-libéraux qu’on puisse imaginer. C’est terrible une évolution pareille. D.Cohn-Bendit, il est passé par tous les partis politiques, du rouge, au bleu, au noir, au vert… tout ce que vous voulez ! Ils ont été des opportunistes incroyables ! Bon au moins moi dans tout ça, même si le résultat n'en est pas forcément très brillant, on est bien d’accord, mais en attendant je me dis bon voilà : j’ai été fidèle à mes idées. Même si ça n’a pas toujours été très facile, il faut être clair. Pour répondre à la question, j’étais à la fois étudiant et surveillant dans un lycée de banlieue, et j’avais affaire à des collègues historiens, historiennes, ou à des profs - des « pointures » - philosophes et tout ! Et là ça m’a appris beaucoup de choses. Ça m’a remis sur les rails et, en fait, j’ai adhéré au  parti communiste en 1968, en septembre. Mais je militais déjà auparavant depuis au moins 1 an, voire 2.

Et, sinon, il y a autre chose qui m’a marqué à cet été 1968, il y a eu les événements à Prague, les chars du Pacte de Varsovie, qui interviennent contre le Printemps de Prague. Et ce qui m’a frappé alors, c’est la réaction de la direction du parti communiste français qui a pris position en condamnant cette intervention, et là je me suis dit : ouf. Ce ne sont est plus tout à fait les « staliniens » suiveurs qui sont à la solde de l’URSS. À un moment donné, quand il le faut, ils savent prendre un peu leurs distances sans rompre les relations, en disant que non ce n’est pas possible, il y a des choses qu’on ne peut pas accepter. Et donc à partir de là, je suis depuis resté fidèle à mon parti, même s’il n'est pas très très brillant aujourd’hui.

C : Vous y êtes encore aujourd’hui ?

J-Y : Oui. Je crois qu’il reste environ 50 000 membres encore au PCF (parti communiste français). On est loin d’être le parti le plus minable de France actuellement. Mais le problème c’est qu’on a beaucoup perdu. Mais c’est aussi toute une histoire. Mais au moins la chose qui m’ a toujours déterminé, c’est que le PC (Parti communiste) c’est « ma famille ». Il y a des militants, il y a des gens de toutes sortes. Je m’y suis toujours trouvé relativement bien, et ça ne m’a jamais gêné d’y avoir le statut d' « intello ». On fait pas trop de différence, on discute, plus ou moins calmement, on n'est pas toujours d’accord. Mais maintenant, ça a beaucoup baissé malheureusement. Mais c’est aussi dû au fait que longtemps ça a été un parti militant, on faisait des choses, on collait des affiches, on distribuait des tracts, comme les autres, ni plus ni moins. C’est moche et c’est triste, mais on fait moins ça maintenant... Il faudrait que ça reprenne. Mais, après, c’est plus facile à dire qu'à faire.

S : A l’époque vous étiez un militant actif, mais pourquoi être autant impliqué ? Vous auriez juste pu rester un simple sympathisant, c’est par conviction ?

J-Y : Oui. Et puis il ne faut pas exagérer. Les ex-collègues du lycée l'exagéraient, car eux-mêmes n’étaient pas du tout militants. Alors il suffit que l’un d’eux soit un tout petit peu militant pour que ça devienne un truc impensable.

: Vous sentiez vous conservateur, au niveau des idées communistes ?

J-Y : Non , non. À mon avis il faut faire bouger les choses. Mais, selon moi aussi, tout n’est pas acceptable. Ce n’est pas parce qu’une chose est neuve qu’elle est nécessairement progressiste. À certains moments il faut savoir dire stop. Parfois au lieu de progresser, comme on nous le disait, on régressait. Par exemple, parfois au lycée, ici, en tant que prof j’ai vécu bien des choses qui se disaient « progressistes ». Mais au lieu d’avoir des nouveaux points d'appui, on en perdait. On perdait des repères. Car, parfois, il y a des novations qui viennent de ceux qui se disent eux-mêmes ‘’novateurs’’, mais qui laissaient un peu à désirer. Donc « conservateur », dans ce cas, ça se veut surtout stigmatisant, selon moi.


Références complémentaires

1. Les « classiques » du XIXe siècle
- Marx K. & Engels F., 1845-1846, L'idéologie allemande, Coll. Les intégrales de Philo, Nathan, 2017.
- Marx K. & Engels F., 1848, Le manifeste du parti communiste, Garnier Flammarion, 1998.
- Marx, Karl, 1871, La guerre civile en France, La commune de Paris, L'Humanité, coll. Marx et la France, Tome III, Juin 2018.

2. Débats actuels des années 2000-10
- Courtois, Stéphane (dir.), 2007, Dictionnaire du communisme, Ed. Larousse, Coll. À présent.
- Duménil, Gérard, Löwy, Michael et Renault, Emmanuel, 2009, Les 100 mots du communisme, PUF QSJ ? N°3861.
- Badiou, Alain, 2009, L'hypothèse communiste, circonstances 5, Ed. Lignes.
- Corcuff, Philippe 2012, Marx au XXIe siècle, textes commentés, Ed. Textuel, petite encyclopédie critique.
- Laval, Christian, 2012, Marx au combat, coll. 3e culture, Ed. Le Bord de l'eau..
- L'Humanité, 2018, Marx, le coup de jeune, Hors-Série, Ed. De l'Humanité.
- Lancier, Jacques, 2018, Réinventer le communisme, Independently published (5 août 2018)
- Martin, Jean-Yves, 2018, Communisme & parti communiste : histoire et débats contemporains, conférences prononcées à Rennes le 24 mars et à Nantes le 7 avril 2018.

3 - Film : Raoul Peck, 2017, Le jeune Marx.


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