Jean Lebrun : Tournons-nous vers la géographie et l'histoire locales



Jean Lebrun est la voix de l'Histoire sur France Inter. C'est aussi l'un de nos plus fins esprits. L' "anorexie de la démocratie", les impasses de l'enseignement, le libéralisme : entretien par François-Guillaume Lorrain *

EXTRAITS : Grand Témoin, Le Point n°2395 / 26 juillet 2018

Quel regard portez-vous sur la crispation du débat sur l'Histoire de France ?

Jean Lebrun : Ses racines ne sont vivantes que si nous les arrosons chaque jour avec l'eau d'aujourd'hui. L'enseignement n'a de valeur que s'il est vivant, critique. Les professeurs sont tout de même encore les maîtres libres devant des élèves qu'ils forment à devenir libres

Tournons-nous vers la géographie...

JL : Qu'on parle de la géographie ! On dit qu'il n'y a plus de dates. Moi je dis : il n'y a plus de cartes topographiques. La France est vue par le truchement de l'écran plat du GPS. Il indique comment aller d'un supermarché à un échangeur, d'un échangeur à une zone logistique. L'espace est calculé en termes de temps : TGV pour les Français supersoniques, 80 km/h pour les ploucs. Cependant, les mêmes peuvent passer du TGV aux routes secondaires.

Sans lien à l'espace, l'homme est un fétu balayé . Pourquoi s'installe-t-il là plutôt qu'ailleurs, pourquoi n'accepte-t-il pas qu'on lui dise d'en partir ? L'espace est la mémoire du corps. La mélancolie française tient à la crainte de perdre un modèle social, mais aussi à la nostalgie d'un espace qui change à vue d’œil et qui nous paraît soudain moins facile d'accès, moins aimable.

Donc, tournons-nous vers la géographie... Plus personne n'en fait. Ouvrons les fenêtres de la classe. Qu'y a-t-il en face ? Où la vallée mène-t-elle ? Et la ligne de crête? On enseignait jadis les "petites patries". Un torrent ? De petits faits de ce genre recèlent de grands enseignements. Reclus a écrit un maître livre, "Histoire d'un ruisseau."

... et une histoire plutôt locale

JL : J'ai un profond respect pour les historiens amateurs, les chercheurs locaux qui font remonter du puits des connaissances précieuses. Ce qui ne signifie pas s'enfermer dans son milieu. L'enseignement de la France n'a pas à être un champ de bataille, c'est une montagne dont chacune des pentes est à remonter.

Revenons au dates : Dupront débutait l'année par une chronologie, il la jugeait indispensable, mais c'était la sienne, inspirée, élaborée, inventée par ses lectures et ses expériences, un rapprochement de dates prodigieuses. Et si on demandait à chaque professeur de proposer sa propre chronologie ? Dès le départ, un cadre fixé et une personnalité exposée.

La situation en histoire-géo est moins inquiétante que dans d'autres disciplines, mais croyez-vous que tous les reçus au Capes aient vraiment le niveau suffisant ? Et on voudrait recruter à un niveau inférieur encore. Après le concours, faut-il bassiner les nouveaux venus avec autant de sciences de l'éducation ? Ne faudrait-il pas proposer une vraie formation continue ? Et surtout des salaires dignes de ce nom ? L'énergie et l'engagement viendront ensuite.

En France, les grands discours fondateurs n'ont jamais été économistes. Ne parlons pas comptabilité, parlons histoire... ou géographie !


Le Postillon, dans Le Point n°2395 / 26 juillet 2018 / p.99-102

Journaliste au Point, il était ce jeudi 26 juillet à Savenay, pour la préparation d'un prochain ouvrage sur la Virée de Galerne [1793].

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