Climat & capitalisme : alarmisme catastrophiste ou raison adaptatrice ?

Comme souvent, le sous-titre de ce livre passionnant : "climat, capitalisme et catastrophe", est beaucoup plus parlant que son titre lui-même : "la grande adaptation". Romain Felli, géographe et politiste suisse - auteur d’une "critique du développement durable" en  2008 (L’Harmattan) - y examine cette fois l’histoire des idées politiques qui fondent la gouvernance globale capitaliste de l’environnement depuis la seconde guerre mondiale.

Critique de la notion d’Anthropocène (même si son livre paraît dans une excellente collection du Seuil qui porte ce nom), il considère que face à la crise climatique, pour sauver ses profits, le capitalisme global a pris la tête d’une "internationale de l’adaptation". Et il cite Jason Moore : « nous ne vivons pas dans l’Anthropocène, mais dans le Capitalocène » ! Dans le ciel de la catastrophe climatique qui, dit-on, nous menace, il y a surtout des idées, des idéologies, des croyances. Si on le suit, face au dilemme entre la réduction des émissions des gaz à effet de serre et la "grande adaptation" inévitable à un changement inéluctable, c’est la seconde solution qui l’emporterait, même si les faits récents (Protocole de Kyoto, Sommet de Copenhague, COP successives, Accord de Paris, One Planet Summit) donnent plutôt le sentiment du contraire. Mais ce serait là, selon lui, une apparence trompeuse !

Il définit ainsi la "Grande adaptation" qu’il examine : « la transformation des systèmes socio-écologiques pour les adapter à un climat en changement. Il ne s’agit pas de chercher à éviter le changement, mais au contraire d’en minimiser les conséquences – voire de l’embrasser pour en tirer profit ». Or, "la solution qui a été retenue pour rendre les sociétés plus flexibles, plus réactives, mieux adaptables au changement climatique est le marché » (p.17). Le discours de l’adaptation présente bien des avantages. Pour commencer, « il permet d’éviter toute mention d’une responsabilité des pays riches. En aidant les pays du Sud à accroître leurs "capacités adaptatives", les pays du Nord prétendent faire de l’humanitaire et non reconnaître une quelconque dette » à leur égard (p.21).

C’est dès les années 1970, que certains plaidaient alors, aux États-Unis et dans les instances interétatiques (ONU, OCDE), pour une "adaptation" des sociétés aux changements climatiques plutôt que pour de coûteuses réductions d’émissions de gaz à effet de serre. Aujourd’hui, par le biais des sommets environnementaux, sociétés, territoires, individus sont désormais sommés de "s’adapter" à des transformations jugées inexorables. Romain Felli, avec son livre, nous fait mieux comprendre comment, au lieu de contribuer à la solidarité ou à la résistance aux conséquences de ces changements, le capitalisme utilise le choc climatique en faveur de l’extension du domaine du marché et de son pouvoir, au nom de "l’adaptation" objet de l’ouvrage. La catastrophe climatique devient dès lors un nouveau business.

Face à la crise climatique - indiscutée ici dans ses fondements, scientifiques ou non - « en se donnant l’illusion que la variable "CO2" serait seule responsable du problème, nous faisons comme si nous pouvions contrôler, limiter ou faire disparaître le problème climatique. Mais, plus que les émissions de gaz à effet de serre, c’est la façon particulière d’organiser la nature qui est en jeu, dans cette question climatique ». Elle est avant tout une crise de la manière capitaliste d’organiser la nature. La démonstration plutôt convaincante de ce livre est que depuis des décennies, « loin d’être des objets périphériques du projet néolibéral, les questions environnementales et la question climatique en particulier, ont été importantes dans la redéfinition d’une nature capitaliste ».

La démonstration, d’une grande richesse, est difficile à résumer ici. Indiquons simplement qu’elle suit quatre moments. Elle montre d’abord que la survie du capitalisme s’inscrit dans la crise climatique (chapitre 1). Le néomalthusianisme fait de tous temps corps avec le conservatisme politique. La variabilité climatique fait courir des risques de déstabilisation géopolitique. Les épisodes récurrents  de famine, comme au Sahel dans les années 1970 transforment alors la climatologie en missionnaire de l’industrie agroalimentaire. La lutte contre la famine annoncée sert de justification à la "Révolution Verte", champ libre offert aux grandes firmes multinationales de l’agroalimentaire dans les pays du Sud. Les crises pétrolières inaugurent ensuite la transition énergétique, et relance l’engouement climatique pour une internationalisation de l’adaptation visant à étayer la résilience.

Ensuite, l’auteur décrypte "l’évangile de la flexibilité" (chapitre 2). Les économistes entrent alors en scène et jaugent coûts et bénéfices de l’adaptation. La politique de l’incertitude climatique prône l’adaptation comme ajustement aux risques naturels. Pourtant des "canards noirs" détonent dans ce tableau, comme en 1976 le climatologue argentin Rolando V. Garcia : « son étude s’en prend aux prédictions globalisantes des impacts du réchauffement climatique et les tourne en ridicule. » (p.85). Le philosophe et économiste indien Amartya Sen montre, lui, à partir des exemples des famines du Bengale de 1943-1944, et du Sahel dans les années 1970, qu’elles sont « le résultat d’un choix politique, pas d’une méchanceté de la nature ». Quant au géographe marxiste Michaël Watts, il conteste la lecture climatique néomalthusienne des famines au Sahel (Nigéria), et les analyse plutôt « sous l’angle du colonialisme et des rapports sociaux capitalistes ».   

Même si le Sud s’invite à la Conférence de Toronto en 1988, il n’y pèse pas lourd face à l’écho du discours de la première ministre sociale-démocrate norvégienne Gro Harlem Bruntland, « vibrant plaidoyer pour le développement des énergies renouvelables, le transfert des technologies propres et une action internationale renforcée pour lutter contre le réchauffement de la planète. »  Pourtant, le rapport « Notre avenir à tous » - dit Rapport Bruntland - qui deviendra la bible du développement durable, ne traite pas vraiment du réchauffement climatique. Il constitue depuis lors « l’évangile écologiste de la flexibilité », ayant comme credo la résilience.

Le rapport entre climat et marché, génère un double choc (chapitre 3). La microfinance, sous la forme du microcrédit, devient l’outil de l’extension du domaine du marché pour l’adaptation. Pour affronter le changement climatique, il faut aussi se soumettre à l’expérience de la microassurance.

Enfin, le chapitre 4, examine la question des migrants climatiques. Les dites "guerres du climat" [1], provoquent des migrations présentées comme la conséquence de la crise environnementale. Les migrants climatiques formeraient "les nouvelles invasions barbares". Avec un humanitarisme qui dépolitise, l’appel à la rescousse privée manifeste le triomphe de la volonté néolibérale. Les migrations s’inscrivent elles-mêmes dans une stratégie d’adaptation aux changements climatiques. Cette économie politique de la catastrophe vise plus à adapter les masses de paysans aux volontés du capital qu’aux changements climatiques.

L’analyse critique est pertinente, mais va-t-elle jusqu’au bout. ? En posant une dualité de principe entre adaptation et/ou réduction des gaz à effets de serre, l’auteur penche pour la première, contre l’évidence actuelle. Opter pour elle serait sans doute préférable, mais impliquerait de s’engager dans la controverse scientifique sur le fond de la question climatique, ce qu’il ne fait pas. Crainte du terrorisme anti-sceptiques en vigueur, peut-être ? Limite à une critique plus radicale, assurément.

Pourtant Romain Felli cite-t-il les noms des géographes critiques radicaux anglo-saxons, tels David Harvey, Neil Smith, et Erik Swyngedouw, inspirés par Henri Lefebvre et sa Production de l’espace, devenue pour l’un d’eux « production de la nature ». Mais ce n’est qu’en notes de fin d’ouvrage (9 et 15 pp.208-209) et on ne voit guère la trace de leurs idées dans le texte. Or, dès le "Droit à la ville" (en 1968 - il y a 50 ans - et également dans La révolution urbaine  et le Manifeste différentialiste [1970]) Lefebvre pointait cette capacité du capitalisme à créer de "nouvelles raretés" telles que l’air, l’eau, le paysage, pour les livrer aux lois de l’économie capitaliste dirigée, privilégiant leur valeur d’échange au détriment de leur valeur d’usage.

Du coup, Felli peut-il conclure ainsi : « Malgré l’espoir entretenu pendant une quinzaine d’années (1997-2009), l’incapacité du régime climatique international à amorcer une réduction effective des émissions de gaz à effet de serre donne un nouvel élan à cette raison adaptatrice. Or cette raison cherche, au mieux, à faire revenir les choses à la normale (alors que c’est la normale qui est catastrophique pour des milliards d’êtres humains), au pire à mobiliser le choc climatique pour étendre le choc du marché dans une multitudes de domaines (gestion de l’eau, assurances, migrations internationales,etc.) et d’espaces – même si le Sud reste le terrain favori d’expérimentation de ces contre-réformes libérales » (p.201).

Un examen lucide qui s’affranchit en partie des dogmes du catastrophisme climatique, mais ne voit d’autre issue que d’abonder dans le sens de ses prémisses alarmistes, dans des circonstances et des conditions telles que le retour à une raison adaptatrice est loin d’être encore acquis.

Note 1 : Lire à ce sujet Bruno Tertrais, Les guerres du climat, contre-enquête sur un mythe moderne, CNRS éditions, 2016.

Romain Felli, La grande adaptation : climat, capitalisme et catastrophe, Seuil, Anthropocène, 2016.

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