la crise de juin 1917 dans les gares et les trains de Loire inférieure à la veille de l’arrivée des Américains.
Yves Jaouën, professeur
d’Histoire et géographie retraité s’intéresse à l’histoire de la Grande guerre.
Il mène des travaux de recherche aux archives municipales de Nantes et
départementales de Loire Atlantique. Après "1914, les Nantais en
guerre : stupeur patriotisme, deuil", et "La grande guerre des
Écoles publiques nantaises", il publie ici un ouvrage consacré à la crise
de juin 1917 dans les trains de permissionnaires bretons et les gares de Loire
Inférieure, au moment même de l’arrivée à Saint-Nazaire des soldats américains,
après l’entrée en guerre des États-Unis en avril 1917.
"A bas la guerre !
Vive la révolution !" Tels sont les cris des soldats bretons sur la route
du retour vers le front dans les gares de Redon, Pontchâteau, Savenay et
Nantes. Après le carnage de la sanglante
offensive Nivelle au Chemin des Dames, le général Pétain a déclaré :
"j’attends les chars et les Américains !". En plus d’une
répression discrètement encouragée des mutineries (conseils de guerre et
exécutions "pour l’exemple" des mutinés), il fait également améliorer
"l’ordinaire" des soldats au front, avec un peu plus de vin et de
fayots. Il élargit le droit aux permissions, mais les trains de
permissionnaires ne sont pas prioritaires sur les voies ferrées stratégiques.
Chaudes soirées ferroviaires (11–15 juin 1917)
Le passage des trains des soldats
bretons en fin de permission dans les gares de Loire-Inférieure, provoquent de "folles soirées de juin" 1917 marquées par des clameurs, de la casse et des bousculades dans les trains
et sur les quais. Certains les soutiennent, dont de nombreuses femmes. Au
désespoir des soldats, s’ajoute celui des épouses épuisées par de longues
heures de travail à la ferme ou à l’usine d’armement et démoralisées par des
conditions de vie dégradées. Les poilus s’insurgent : "Nos femmes
ont des droits !".
Le 11 juin, parti de Quimper, le
train de 10 h.45 ne parvient à Redon que vers 18 h. En ce jour de canicule, les
soldats profitent des longs arrêts pour consommer les boissons alcoolisées des
buvettes. Arrivant au seuil de la Loire Inférieure, ils sont "dans un
état d’ébriété complet". En gare de Redon, certains crient :
"Vive la Révolution ! A bas la guerre !". Ils font ainsi
référence à la 1ère révolution russe de février 1917. L’allié russe
est chancelant et pourrait sortir de la guerre, ce qui sera bien le cas à la fin de
l’année, après la Révolution bolchevique d’octobre.
En gare de Pontchâteau, un jeune
caporal de 23 ans, infirmier dans le civil, sous l’emprise de l’alcool, se
libère furieusement : "C’est honteux que les femmes et les filles
travaillent à faire des obus pour tuer leurs fils et leurs frères. Il faut
qu’elles se mettent en grève". Il approuve les mutineries et incite ses
camarades à la révolte : "Sur le front, tous les régiments sont en
révolte, je serai le premier à marcher. Nous avons passé trois hivers dans les
tranchées, nous n’en passerons pas quatre. Vive la Révolution ! A bas la
guerre !". Arrêté, il est condamné le 19 juin à 5 ans de prison et 5.000 francs d’amende.
Arrivés à Nantes, entre la gare
de Chantenay et de Nantes-Orléans, ses compagnons de voyage sont abordés par
"des femmes de mauvaise vie qui leur distribuent des papillons sur lesquels
on lit des exhortations pacifistes et révolutionnaires". Debout ou assis
sur les marchepieds des wagons, les permissionnaires, comme chaque soir,
interpellent les passants : les civils, les ouvriers réquisitionnés,
"es militaires en tenue de l’intérieur" sont traités d’embusqués
et de fainéants. Les cris "A bas la guerre ! Vive
l’Internationale ! Vive l’anarchie !" retentissent à
nouveau.
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La gare de Savenay |
Le lendemain, 12 juin, le train de Quimper arrive sans incident jusqu’à Savenay, où , prudent, le commandant de la garde du train exige la fermeture du buffet de la gare. Mais, entre Savenay et Chantenay, des papillons sont collés ou jetés dans les wagons, sur lesquels on peut lire :
« LA
PAIX
Sans
annexions
Sans
conquêtes
Sans
indemnités »
En juin 1917, beaucoup ne croient
plus à une "Paix victorieuse", mais souhaitent un arrêt immédiat
des combats, par une "paix blanche", sans vaincus ni vainqueurs, et sans compensations.
Les autorités s’inquiètent, car
les premiers "sammies" américains doivent débarquer à Saint-Nazaire à la fin
de ce mois de juin. Un commissaire spécial s’inquiète de ces cris séditieux
porteurs de mots d’ordre qualifiés de "défaitistes". Ce sont des éléments graves de
"démoralisation de la population nantaise", au moment où les
premiers contingents venus d’outre atlantique vont bientôt fouler le sol
français. Le commissaire spécial faisant allusion à l’avant-garde venue préparer
l’arrivées des troupes, constate, navré : "Les Américains sont
consternés de cet état de choses". A la suite de ces premiers
incidents, le général de l’Espée demande "le renforcement de la brigade
de gendarmerie de Savenay pour maintenir l’ordre plus efficacement dans la
gare".
Le 15 juin, il y a des incidents
encore plus violents en gare de Redon, et après son passage en gare de Savenay,
on trouve de nouveau des tracts contre la guerre dans le train. Arrivé à
Nantes, la police arrête un jeune civil de 20 ans qui s’est fait remarquer par
ses cris entre Savenay et Nantes.
L’arrivée des Américains,
source d’inquiétude
Le premier convoi de transports
américains débarque à Saint-Nazaire le 26 juin 1917. Yves Jaouën souligne que
"quelques badauds seulement sont présents. Ils restent silencieux. Aucun
cri de joie ne retentit, aucun drapeau n’est brandi". Selon lui, si pour
des raisons de sécurité, cette arrivée a été tenue secrète, au moment où la
"guerre sous-marine à outrance" bat son plein, il n’empêche
qu’elle n’enchante guère les populations locales. Le journal Le Phare de l'Ouest du 30
juin 1917 fait état du bruit qui circule à Nantes : "Les Américains
viennent chez nous pour remplacer nos hommes qui sont en usine et permettre
d’envoyer ceux-ci au front ». Le préfet de Loire Inférieure lui même admet
que l’entrée en guerre des États-Unis a été interprétée par le public
"comme un gage de prolongation de la guerre", par l'ajournement de toute perspective de paix blanche immédiate. L’armée alliée étant
"très peu nombreuse et sans instruction", elle ne sera opérationnelle que "dans une échéance éloignée à laquelle la plupart
pensait que la guerre serait finie".
Pour le commissaire spécial de Nantes, s'agissant des Américains,
"un courant défavorable se manifeste à leur sujet dans certains
milieux : les préparatifs considérables des États-Unis paraissent être un
obstacle à la fin de la guerre. On va jusqu’à dire qu’après la fin des
hostilités, les Américains s’installeront définitivement dans nos contrées".
Si ces deux pronostics ne s’avéreront pas exacts, ils témoignent cependant
d’une inquiétude bien réelle quant à l’arrivée les Américains.
La crise de Juin
1917 : marre de la guerre.
Yves Jaouën montre donc bien
qu’en juin 1917, une fièvre inquiétante agite les gares situées sur le trajet
des permissionnaires en provenance de Quimper, notamment dans celles de la
Loire inférieure. Inquiètes, les autorités qui accueillent alors une mission
américaine ne peuvent tolérer ces débordements quotidiens, et multiplient les
mesures préventives et répressives pour les faire cesser. La presse est
utilisée en vain pour tenter de les minimiser et les dénaturer. Mais les
autorités civiles et militaires analysent avec pertinence les vraies raisons de
ces incidents : "l’effondrement du moral des troupes et d’une partie
de la population est clairement perçu". Mais, officiellement, ils ne
sauraient résulter de la situation militaire au lendemain de l’échec de
l’offensive Nivelle et des difficultés extrêmes, "mais des agissements d’obscurs pacifistes plus ou moins liés à
des agents de l’ennemi". Quant à la presse nantaise soumise à la censure et complaisante, après avoir
ignoré les premiers soubresauts dans les gares, "elle minimise les
évènements", et les attribue à des militaires chahuteurs et à des badauds
trop curieux. "Elle finit par accuser tantôt les camelots étrangers sur
les conseils du maire, tantôt de mystérieux agitateurs ou agents de propagande
pacifiste".
Avec son étude de la crise de
juin 1917 dans les gares et les trains de permissionnaires de retour vers le
front en Loire inférieure, avec une agitation des soldats contre la guerre,
sa durée et ses conséquences, Yves Jaouën, en historien de métier, ne méconnait pas cet aspect ignoré du contexte de l’arrivée des Américains. Dans un premier
temps, ils ne sont pas accueillis à bras ouverts dans une situation qui n'a rien d'idyllique. Contrairement à l'idée répandue dans l'histoire académique (Nouailhat, 1972) et, à sa suite, locale (Hussenot, 1988), il n'y a pas eu d'abord une phase de "lune de miel", puis de "désamour" dans les perceptions des relations franco-américaines régionales de 1917 à 1919, avec un basculement à l'armistice du 11 novembre 1918. C'est d'emblée que l'arrivée des Américains suscite des interrogations, car elle est contemporaine de la remise en cause de l'Union Sacrée régnant depuis 1914, et suite aux révolutions russes de 1917, elle remet en question le type de paix désirable et atteignable à cette date : "paix victorieuse" ou "paix blanche" ?
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