Dans ce livre posthume, Et si on aimait la
France - sans point d’interrogation, ni d’exclamation, il y tenait –
Bernard Maris, économiste chroniqueur à Charlie Hebdo, sous le pseudo d'Oncle
Bernard, assassiné le 7 janvier 2015 avec ses amis de la rédaction, lance cette
affirmation sereine, contre tous les déclinismes, tous les
catastrophismes : « La raison de ce livre : depuis peu, le french
bashing me ravit, m’exalte ; je me sens bien. Je relève la tête et je
souris ». Une sérénité qui incite au respect et à l’attention.
Au-delà des polémiques stériles
Elle prend la forme d’une déclaration d’amour à la
France : « Il n’y a pas plus bête et plus intelligent que cette
nation – qui le sait, et dont le sport favori est d’étaler sa bêtise en se
dénigrant ». Dans un rapport
ambigu à son histoire : « Nous baignons dans l’Histoire de France,
l’histoire mythifiée de Lavisse et Seignobos".
Ce livre se lit avec passion et facilité. Bernard Maris n'est pas un économiste chiant, ni même "atterré". Il ne nous assomme pas avec chiffres et
tableaux, et des commentaires redondants. Il flirte ici gaiement avec la démographie,
l’anthropologie, la sociologie et la géographie.
Ses références contemporaines sont aussi les nôtres :
Michel Houellebeck (Houellebeck économiste, B.Maris, 2014), Philippe Ariès, Hervé Le Bras, Emmanuel Todd, Jacques Lévy
et Christophe Guilluy. Sans se soucier plus que ça de savoir s’ils sont de gauche ou de
droite. Ni pour certains de les "réfuter" à la va vite et à côté de
la plaque, comme c’est trop souvent le cas dans des polémiques stériles
répétées visant certains d’entre-eux (Guilluy, Todd).
Des démographes classiques (Chaunu, Sauvy, Ariès), il retient que le choix du plaisir contre
la procréation sans frein (le "Coitus interruptus", ) a conduit, avec
la transition démographique, à "un modèle d’équilibre", associant respect de la
population féminine et de l’enfant. « Ariès nous enseigne que, dans un
pays ultra catholique, ultra-pratiquant, les hommes et le femmes ont décidé de
passer outre à l’enseignement de l’Eglise et de valoriser le plaisir ».
Le temps long de l’anthropologie
De leur côté, les démographes et anthropologues contemporains (Le Bras et Todd) nous
enseignent que « malgré le saccage urbain et périurbain, malgré
l’immigration, ne disons pas l’ordre éternel des champs, mais l’éternité
anthropologique de la France se perpétue ». Car, à les suivre, il existe « une vie
humaine et sociale des profondeurs, indépendante de l’actualité économique et
politique mise en scène par les médias », qui échappe « à la
perception de monde rétrécie qui sert
d’évangile à l’instruction des élites » ( Le Bras et Todd, Le mystère français, 2013). Même si l’économisme tente sans cesse de reprendre le
dessus à travers la mondialisation, en tirant les élites (mondialisées) et en
rabaissant les autres (territorialisés).
Avec les géographes, il faut dire définitivement adieu à
Vidal de La Blache, père fondateur de la géographie régionaliste classique, et mettre ainsi un terme à « la fable de la France
rurale ». Ce n’est pas parce qu’on
« ne pourra jamais empêcher les Français de se prendre pour des paysans ou
des guerriers – il faut faire avec », que pour autant il faudrait oublier
que « le vieil équilibre de l’ordre éternel des champs, qui est tellement
important parce qu’il signifie l’éternité d’un pays, ne reviendra plus ».
Donc, « Adieu, Vidal de La Blache. Adieu paysan français. Peut-être
reviendras-tu avec une agriculture bio ? Aidé par les "néo-ruraux" qui auront envie de mettre la main à la pâte ? En
attendant, adieu. Depuis 1980, la France est totalement urbanisée, de façon
plus ou moins dense ». Mais, « ce n’est pas la ville à la campagne
qui a détruit la salubre morale de nos ancêtres, c’est la campagne à la ville
qui a fait pénétrer jusque chez les bobos, et sans doute les banlieusards, la
douceur de nos paysages et la couleur des moissons ».
Les nouveaux territoires de la géographie sociale
Et c’est là qu’on retrouve le périurbain, avec les
géographes J.Lévy et C.Guilluy. Bernard Maris le définit quant à lui ainsi, -
de façon trop unilatérale toutefois - : « le périurbain, cette zone
indéfinissable entre la campagne et la
banlieue, que rien sinon l’ennui et la laideur ne semble définir ». Il y
a de l’urbain, certes, « mais surtout du périurbain, de l’hypo-urbain, de
l’infra-urbain [sous-catégories proposées par Jacques Lévy] aux confins de "territoires" eux-mêmes mités par
des zones pavillonnaires errant entre les friches industrielles. C’est là,
géographes et démographes sont d’accord, que se trouve le vote
protestataire ».
Jacques Lévy met en évidence que les politiques de la ville se
trompent de cible depuis des décennies : « c’est là où l’espace public et les transports
publics ont disparu qu’il faudrait en créer, dans le périurbain ».
(J.Lévy, Réinventer la France, 2013).
Mais, souligne Maris, « par un cynisme sans doute
inconscient, les catégories supérieures, celles qui profitent de la
mondialisation et de la métropolisation, ont caché la question sociale sous la
question ethnique, plus vague, plus morale, plus lointaine ». De sorte que
cette question sociale reste cachée sous le tapis du pavillon, « celle des
inégalités, du pouvoir d’achat, de l’accès aux services publics, [elle] est reléguée
dans le périurbain, au-delà des banlieues, dans ce périurbain où se trouvent
désormais massivement les pauvres non immigrés, dont le vote extrême est
fréquent ».
Le tableau est sans doute trop tranché : la pauvreté
n’est évidemment pas que dans le périurbain, elle est partout : centres,
banlieues, périphéries proches et lointaines (INSEE, Juin 2015). Mais elle est donc aussi dans
le périurbain, qui est davantage le territoire d’une mixité classes moyennes
et classes populaires. Et il n’en reste pas moins que l’un des mérites des
travaux de Christophe Guilluy, c’est d’avoir montré que « les couches
populaires sont les grandes perdantes de la lutte des places » (Fractures françaises, 2010).
Pour Bernard Maris, on ne peut nier que « la France est
aujourd’hui à la recherche d’un équilibre ? Entre religions, entre villes
et zones de rien, entre industrie et écologie ».
Un livre essentiel, agréable à lire, des analyses de fond
dont la décence voudrait qu’elles échappent aux polémiques hors de propos sur
tous ces sujets [1]
Un grand monsieur qu’on n’oubliera pas, et dont les analyses
perdureront.
Bernard Maris, Et si on aimait la France, Ed.
Grasset, 2015, 144 p., 15 €
[1] On peut espérer que, cette fois, on aura la simple décence de ne pas critiquer ce livre avant même de l'avoir lu, comme ce fut largement le cas du dernier livre d'Emmanuel Todd, "Qui est Charlie ?" Et on aurait aimé connaître la lecture que Bernard Maris aurait su en faire.
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