De quoi le "malaise identitaire" français est-il le nom ?


La crise économique et sociale ne suffit pas, seule, à expliquer le malaise identitaire français. Face aux bouleversements de l’ordre du monde et aux difficultés du pays, la montée du populisme et du Front national témoignent d’une inquiétude identitaire et culturelle profonde. Laurent Bouvet - professeur de science politique à l’Université Versailles/Saint-Quentin-en-Yvelines, spécialiste des doctrines politiques et observateur attentif de la vie politique - examine dans cet essai l’origine de cette angoisse qu’il nomme "insécurité culturelle", fortement soulignée par le 7 janvier et ses suites. Selon lui, « elle est un objet de construction de manipulation et d’instrumentalisation de la part du politique et parce qu’elle a des conséquences sur le politique… »

Aux sources du malaise


En décryptant les représentations, vraies ou fausses, que les Français se font de « l’inquiétante mondialisation » ; de l’Europe, « cheval de Troie » d’une mondialisation destructrice plutôt que rempart efficace contre ses effets ; de l’immigration et de l’islam, « somme de toutes les peurs » ; de « l’insécurité sociétale » consécutive au débat sur le mariage pour tous, aux questions de genre, de mœurs et de famille en général ; ou du doute profond sur la légitimité des élites… il montre comment les dimensions culturelles du malaise identitaire français se combinent étroitement aux déterminations économiques et aux préoccupations sociétales. 

S’appuyant, entre autres, sur les travaux du géographe Christophe Guilluy sur la France périphérique, il montre que le malaise identitaire a des dimensions à la fois sociales et territoriales. Partant du principe que « le lieu de vie est un déterminant essentiel du mode de vie (habitat, transport, travail loisirs…) et participe activement de la construction du rapport au monde, des représentations de chacun, et de là, bien évidemment, au comportement politique », il en arrive à ce constat que « c’est dans l’espace périurbain (situé entre 30 et 70 km des centres  des métropoles) que le vote FN est non seulement le plus élevé sur le territoire national, mais encore qu’il a le plus progressé (depuis 2002) et qu’il est le plus significatif au sein des catégories populaires, notamment les ouvriers ». Pour lui, la thèse de Guilluy sur l’abandon de la France périphérique par les décideurs politiques et économiques au profit des métropoles, banlieues comprises, s’en trouverait en grande partie confirmée. Le "vote barbecue" (Jacques Lévy), notamment dans le "périurbain subi" - quand il n'est pas "voulu" - profite ainsi largement au FN, champion toutes catégories de l’insécurité culturelle, qui joue avec la différenciation tant territoriale que sociale, pour attirer les électeurs en poussant sa critique du multiculturalisme.

L’échec des gauches


La gauche, quant à elle, se trouve dans une double impasse devant ces questions. Elle n’a pas résisté à l’épreuve du pouvoir depuis les années 1980 : « l’abandon progressif du programme économique traditionnel au nom des impératifs de la gestion de l’Etat et de la construction européenne a laissé davantage de place à l’idée que la "transformation sociale" et le "progrès" résidaient désormais dans la satisfaction des revendications identitaires des minorités culturelles ». Avec cette difficulté qu’un « tel culturalisme normatif et sélectif est généralement  construit et défendu à gauche, que ce soit en politique, dans les médias ou dans les sciences sociales » académiques.

L’échec du combat de la gauche contre le FN est aujourd’hui patent, car « ne pas pouvoir ou de ne pas vouloir voir, et donc comprendre, que le FN s’est construit comme une réponse politique à l’insécurité culturelle qui traverse la société française, et plus spécifiquement les catégories populaires, a en effet conduit la gauche à limiter ses propres réponses au défi frontiste à une gestion technique froide et matérialiste des déterminants économiques et à une condamnation moralisatrice de l’attitude des électeurs du FN. Toute autre réponse sortant de ce cadre étroit étant immédiatement dénoncée comme "faisant le jeu du FN" ou "participant à la lepénisation des esprits" ». Ainsi considérée, montre l’auteur, cette faillite du combat contre le FN est celle de la gauche toute entière, pas seulement celle de sa variante modernisatrice et européiste, mais également celle de la gauche dite critique, autoproclamée "gauche de la gauche" autour de Jean-Luc Mélenchon. 

Car une question générale finit par se poser à mesure que l’élection de 2012 s’éloigne : « comment se fait-il que la "gauche de la gauche", le Front de gauche en particulier, ne bénéficie pas des difficultés, notamment économiques de la gauche gouvernementale ? Et, plus particulièrement, du soutien de la part de catégories populaires mécontentes de l’action du président de la République et de la majorité ? ». Si, depuis 2012, c’est surtout autour de thématiques culturelles et sur des sujets dits sociétaux que la gauche s’est montrée le plus souvent unie face à la droite et au FN, c’est que « l’idée commune à gauche reste celle d’une émancipation individuelle prioritairement, sinon exclusivement, réservée aux membres des minorités identitaires-culturelles ». Mais « une telle addition (aveuglement économiciste plus biais culturaliste) aboutit politiquement à une impasse ». C’est la conséquence de l’acceptation, même si elle n’est pas reconnue, de la prévalence idéologique du libéralisme dans tous les domaines, au risque d’une confusion avec d’autres forces politiques, au centre et à droite de l’échiquier politique.

Des pistes pour sortir de la nasse


Pour l’auteur, voilà ce que nous dit, politiquement, l’insécurité culturelle. Et voilà pourquoi c’est le FN qui, pour le moment, est le seul parti, la seule force audible en la matière. Et pourquoi il progresse électoralement, territorialement - notamment dans le "périurbain subi", le plus populaire – et sociologiquement. « L’échec des forces politiques traditionnelles, à gauche comme à droite, est d’avoir trop longtemps nié cette évolution tout en ne faisant que la nourrir ». C’est bien pourquoi, « il est temps de reconnaître l’insécurité culturelle comme l’un des indicateurs les plus sûrs des difficultés de la société française, afin de pouvoir la combattre politiquement et, avec elle, ceux qui en profitent ».

Partant des principes que le multiculturalisme n’est pas une politique ; que le combat pour la reconnaissance identitaire n’est pas une lutte sociale, et que la promotion de la diversité n’est pas une défense de l’égalité, Laurent Bouvet propose en conclusion des pistes pour combattre ce mal qui ronge la société française, s’appuyant sur l’idée que " le commun est l’autre nom de la République" : réaffirmation du principe de la laïcité ; une manière différente de concevoir la frontière ; aborder à nouveaux frais et de front la question de la distanciation entre l’élite et le peuple. « L’insécurité culturelle, et le populisme contemporain qui prend partout appui sur elle, ne seront vaincus qu’à la condition que nous acceptions que ce qui nous est en commun a plus d’importance et de valeur que ce qui nous est propre, identitaire et immédiatement avantageux. C’est le choix politique que nous avons à faire aujourd’hui, ensemble », plaide-t-il.

Un livre qui a pris toute son actualité et sa pertinence avec les événements récents.

Laurent Bouvet, L’insécurité culturelle, Fayard, 192 p., 12 €.


Commentaires