Ouvriers du périurbain : de la marginalisation sociale à l’exclusion politique

Une Tribune libre de Violaine Girard, Julian Mischi et Sébastien Vignon, sociologues, signataires de l’appel « champ libre aux sciences sociales ».

Que cache le retrait électoral des ouvriers ruraux et périurbains ?

Les territoires ruraux et périurbains occupent désormais une place centrale dans les analyses du vote FN. Les médias et les sondeurs ont en effet largement repris les propos de géographes (Jacques Lévy et Christophe Guilluy) qui voient dans ces espaces le terreau de la progression du FN. Les votes des ménages populaires qui y vivent sont depuis lors scrutés avec inquiétude par les analystes qui déplorent la montée des votes qualifiés de « protestataires ». Et bien souvent, certains journalistes se contentent de reprendre à peu de frais l’idée que le FN serait un  parti « populiste ».
Cette idée est pourtant fort dangereuse, comme le rappelle  Annie Collovald, car elle donne à penser que le vote FN répondraient « naturellement » aux attentes des classes populaires. Or d’autres catégories sociales, notamment chez les indépendants (agriculteurs, commerçants, professions libérales), nourrissent aussi les scores du FN, dans le rural ou le périurbain comme ailleurs. Ce sont, en outre, souvent ces catégories qui animent le FN et le représentent aux élections.
Les commentaires dominants éludent en même temps une autre donnée centrale : l’abstention et la non-inscription sur les listes électorales, qui sont bien plus élevées chez les ouvriers que parmi les autres groupes sociaux. Ils passent également sous silence le rôle des discours politiques qui, à droite comme à gauche, ont largement contribué, depuis de nombreuses années, à stigmatiser les catégories sociales les plus démunies (« assistés », « immigrés », etc.).

Mais que sait-on au juste des pratiques électorales des ouvriers ? 

Celles-ci sont en réalité diverses, à l’image de l’éclatement qui frappe ce groupe avec la montée du chômage et de la précarité. Les enquêtes INSEE montrent ainsi que les ouvriers les plus fragilisés participent le moins au jeu électoral. Or les fermetures d’usines se sont multipliées ces dernières années dans les bassins d’emploi ruraux. Et lorsque l’emploi se développe, dans certaines zones d’activité périurbaines, avec par exemple l’agroalimentaire ou les entrepôts logistiques, c’est au prix de conditions de travail difficiles  et d’une progression des contrats dits « atypiques » (intérim, CDD, temps partiel).
De fait, dans ces nouvelles zones d’emploi, l’effritement des collectifs de travail amoindrit les capacités de mobilisation des salariés, modifiant leurs rapports au vote. La désyndicalisation et l’affaiblissement des luttes sociales se sont indéniablement traduits par la défiance d’un grand nombre d’ouvriers vis-à-vis de la vie politique.
Dans les campagnes, la fermeture des commerces et le déclin des réseaux associatifs contribuent à déstabiliser les sociabilités populaires. Surtout, le démantèlement et la privatisation des services publics provoquent un sentiment d’abandon et d’isolement favorable à la progression des votes frontistes. Ce sentiment de relégation se double d’une exclusion politique : les classes populaires sont largement maintenues à distance de la vie politique locale. Les ouvriers, alors qu’ils forment souvent la catégorie la plus nombreuse dans les petites localités, sont peu présents dans leurs conseils municipaux et n’accèdent que très rarement au poste de maire. Les affaires municipales et surtout intercommunales sont gérées par des cadres, chefs d’entreprise, professions intellectuelles, reléguant les ouvriers et employés au rôle de témoins.

Au lieu d’évoquer les effets de distance culturelle ou géographique, c’est surtout du côté du retrait  de l’Etat social, de la fragilisation des conditions d’emploi ou encore de la marginalisation des ouvriers dans les partis et la vie politique qu’il serait judicieux de se tourner pour comprendre le désarroi des classes populaires rurales et périurbaines.


Source : l’Humanité des Débats vendredi 21, samedi 22 et dimanche 23 mars 2014, p.18.  

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