Un structuralisme des passions : "La société des affects" de Frédéric Lordon


Alors que la société marche aux désirs et aux affects, les sciences sociales se sont construites comme sciences des faits sociaux et non des états d’âme. Les unes après les autres – sociologie, science politique, histoire, anthropologie [ajoutons la géographie] et jusqu’à l’économie – toutes redécouvrent aujourd’hui les "émotions", à travers le retour en force des figures de l’individu, du sujet et de l’acteur. Mais cet intérêt renouvelé est terriblement ambivalent, potentiellement porteur des plus navrantes régressions.


Pour éviter de tels écueils, il faut selon Frédéric Lordon - économiste qui s'assume en tant que philosophe - avoir recours à « une pensée aussi singulière que celle de Spinoza » [1632-1677] . « On pourra certes trouver étrange, plaide l’auteur, de convoquer un philosophe classique à l’appui d’un projet de science sociale contemporaine. Mais cette œuvre est d’une époque où la philosophie n’avait pas encore été chassée du domaine des positivités de la science… et elle en a gardé quelques solides acquis ».
Avec cette « philosophe classique, par là préoccupée du problème des passions, Spinoza n’en propose pas moins une conceptualisation des affects aussi contre-intuitive que rigoureuse ».  L’entreprise de F.Lordon, souligne-t-il, vise « la puissance des intuitions et des concepts spinozistes [dans] la combinaison avec les meilleurs acquis des sciences sociales » contemporaines : Marx, Bourdieu, Durkheim, Mauss… et d’autres.

Son objectif est la proposition d’un "structuralisme des passions" (sous-titre) qui se fonde elle-même dans la démonstration de ce qu’elle peut faire : montrer le jeu des affects et du désir partout dans la société (titre) ; penser les ordres institutionnels et leurs crises ; proposer une image non-subjective de l’individu ».
Il s’agit donc rien moins que de construire une nouvelle alliance entre philosophie et sciences sociales (chapitre 1), en traçant l’itinéraire nouveau d’une économie politique spinoziste (chapitre 2).
En proposant, chemin faisant « une conceptualisation digne de ce nom du mot de "crise" que l’inflation des usages a fini par vider de toute signification un peu consistante ». Or, nombre d’affects peuvent être immédiatement rapportés à la configuration en vigueur du rapport salarial dont « les structures s’expriment en les individus sous la forme de désirs, et Marx se prolonge avec Spinoza » (chapitre 3 : Pour un structuralisme des passions).  La crise du capitalisme, entendue au sens "régulationniste" de transformation des structures du régime d’accumulation, est aussi un événement passionnel (chapitre 4 : la crise économique en ses passions). Plus généralement, avec les affects, voilà également le modus operandi de l’efficacité institutionnelle (chapitre 5 : la légitimité n’existe pas). Plus particulièrement, « la scène institutionnelle de l’entreprise se prête particulièrement bien à ce genre d’analyse, et l’histoire sociale des rebellions au travail à se laisser éclairer par la conceptualisation spinoziste de la sédition » (chapitre 6 : la puissance des institutions). Dans le cadre institutionnel, précisément, par quelle "violence symbolique", par quel pouvoir d’affecter sont obtenus l’acquiescement – le consensus, l’unanimité - et cette "soumission heureuse", nouvel horizon de la gouvernementalité néolibérale ? (chapitre 7 : la servitude volontaire n’existe pas).
Enfin, en quête d’un antidote à la métaphysique libérale, il faut prendre toute la mesure du «  degré auquel ses opposants persistent à objecter au libéralisme mais dans le cadre de la grammaire (subjectiviste) du libéralisme, dont, inconsciemment, ils partagent en fait les présupposés fondamentaux, au risque d’avoir perdu d’avance – pour apercevoir combien la radicalité antisubjectiviste du spinozisme est nécessaire pour faire antidote » (chapitre 8 : Les imbéciles heureux : encore un effort pour être antilibéraux !) .
L'ouvrage est constitué d'articles et communications récentes sur le sujet vu sous divers angles et approches. Le risque de répétitions est largement compensé par le fait qu'on se familiarise ainsi peu à peu avec les principaux concepts spinozistes (voir une petite liste ci-dessous).
Avec une certaine difficulté de lecture, il peut être conseillé, après l'introduction, d'aller directement au dernier chapitre, le plus suggestif, pour revenir ensuite aux autres. Mais cette lecture complète en vaut et éclaire finalement bien notre chandelle !


Petit lexique spinoziste
  • Affect : « J’entends par affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée, en même temps que ces affections leurs idées ».
  • Conatus : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être », le conatus étant le nom de cet effort.
  • « Le droit naturel de chaque individu s’étend aussi loin que s’étend sa puissance » .
  • « Nous appelons bien ou mal ce qui est favorable ou opposé à la conservation de notre être »
  • « Puisque le hommes sont conduits par l’affect plus que par la raison, il s’ensuit que la multitude s’accorde naturellement et veut être conduite comme par une seul âme sous la conduite non de la raison mais de quelque affect commun ».
  • Obsequium : comportement conforme aux règles de la Cité, ajusté aux réquisits de la norme dominante.
  • « Il est certain que la Cité est toujours plus menacée par ses citoyens que par ses ennemis »
  • « Les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’il sont conscients de leurs actes mais ignorants des causes qui les déterminent ».
  • « La puissance naturelle des hommes, ou leur droit, doivent être définis non par la raison, mais par tout appétit par lequel ils sont déterminés à agir et s’efforcent de se conserver ».
Frédéric Lordon, "La société des affects, pour un structuralisme des passions", Coll. L'ordre philosophique, Ed. Seuil, 2013, 286 p., 22 €

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