"La beauté géographique ou la métamorphose des lieux" (Antée 3)

L’auteur, le géographe Jean-Paul Ferrier, part du constat que la métropolisation - nouveau stade d’une territorialisation étendue à la terre entière qu’il baptise "post-urbanisation" – a bouleversé les gestes de notre quotidienneté à partir des années 1970.
Avec cette nouveauté radicale : « la beauté (nouvelle) que nous habitons ne commencera à être comprise que si nous la désignons sous la formule (nouvelle évidemment) beauté géographique ». C’est la thèse, paradoxale mais bienvenue, défendue dans ce livre

Approches de la beauté géographique

D’où le titre de ce livre troisième de la série Antée consacré aujourd’hui à la beauté géographique, alors que Antée 1 et Antée 2 portaient respectivement sur l’espace géographique (en 1984) et sur le contrat géographique (en 1998). Antée, ce héros de la mythologie grecque, géant fils de Neptune et de la Terre, lutteur infatigable qui dans ses combats, reprenait ses forces au contact de la terre.

Si on convient que tout homme est un peu géographe, puisqu’il habite le monde et en expérimente les lieux et les durées, l’espace et le temps, Jean-Paul Ferrier veut faire partager sa conviction qu’il croit inscrite au cœur de la culture populaire, celle d’un savoir détenu par chacun de nous sur les lieux et les habitations. Même si « cette culture pratique ne nous sert pas encore assez pour ménager-aménager le monde que nous habitons », ce pourrait pourtant bien être « une façon privilégiée pour se pencher vraiment sur le monde actuel, ses réussites et ses horreurs, pour se donner les moyens de comprendre et de réduire les inégalités croissantes qui entourent la vie des habitants et leurs façons de faire et d’habiter ».

Une invitation à « un dialogue précieux entre cultures populaires et cultures savantes, le fondement d’une double compréhension, qui pourrait inaugurer un monde plus pacifique, équitable et durable, et ouvrir les cœurs et les esprits à des façons plus sensibles et prudentes d’habiter ».

L’un des enjeux de ce livre est donc de nous aider à nous « reconnaître comme des habitants-acteurs, responsables de nos opinions et de nos actes », pour mieux partager « un lieu contemporain de socialisation et de dynamisation encore trop inconnu », et mettre en discussion « notre culture commune des lieux et nos responsabilités, alors qu’on ne parle ou n’écrit généralement que pour déplorer les excès de nos individualismes ». Un tel programme ne peut que susciter notre sympathie et obtenir notre assentiment, et pas seulement de géographe.

Car il est vrai que la culture contemporaine est devenue haïssable, elle qui « ne sert trop souvent qu’à dénigrer ou mépriser les gestes de la quotidienneté et à médiatiser les événements les plus dramatiques ». Mais, pour l’auteur, « nous ne cherchons pas assez les mots pour parler du bon de notre monde et que, dès lors, nous ne savons pas en parler ». D’où la nécessité de se fixer le projet « d’échapper à une façon négligente d’habiter le monde qui nous appauvrit et nous isole ». Non pas « une façon d’oublier la souffrance et l’anxiété (…), mais une façon géographique nouvelle de nous dresser plus efficacement contre tant d’humanité ».

Rétrospectives pour un XXIe siècle épistémologique

Ce n’est pas un chemin si facile. Car à notre époque d’amnésie intellectuelle généralisée, il faut revenir, à nouveaux frais, aux fondamentaux culturels et intellectuels de la présence esthétique au monde. Partant de l’idée fondée que « le XXIe siècle sera épistémologique ou ne sera pas », l’auteur répond à la nécessité d’un renouvellement des approches conceptuelles par un retour préalable aux références que sont Platon, Husserl, Heidegger, Bachelard et, plus contemporains, Michel Serres et Luc Ferry. Mais, ensuite, alors qu’il plaide pour "la nécessité d’une logique ternaire" pour raisonner et pour un "méta-modèle logique ternaire ordre/hiérarchie/organisation, et pour de "nouvelles triades" pour fonder le concept de beauté géographique selon une logique ternaire, on s’étonne à chaque fois un peu plus qu’il ne fasse alors aucune référence – pas plus que dans sa bibliographie – à Henri Lefebvre, dont la logique dialectique ternaire et les triades étaient justement comme une marque de fabrique dans toute son œuvre protéiforme et foisonnante ?

Mais, peu importe le chemin, pourvu qu’on parvienne au but. Ce qui compte, bien entendu, c’est au final d’ « ouvrir nos yeux inattentifs à la métamorphose des lieux, cette condition majeure de la sortie de crise du monde mondialisé que nous habitons ».

Géoprospectives pour une sortie de crise


La beauté du monde est une clé d’entrée pour des géoprospectives prenant en considération que le monde est plus robuste qu’il n’y parait, et capable d’une sortie de crise. Mais il y faut alors plus de résonnance/raisonnance géographique pour « adoucir les paniques de l’écologie  et les désespérances de l’épuisement des ressources ». Ce qui signifie également que « les débats actuels (si médiatisés) sur le changement climatique, où les données sont si incertaines et le rôle véritable du gaz carbonique si négligeable… perdent de leur priorité. Et que les véritables urgences portent sur l’épuisement des ressources non renouvelables, les dangers peut-être irrémédiables de tant de produits et de façons de faire nouveaux, l’insuffisance de la libre innovation, l’injustice du système éducatif, et tant d’aveuglement sur les déraisons de la croissance et les perspectives nécessaires de la décroissance. Monde possible, où garderaient toute leur place, l’art, la religion, le sacré, le saint, le gratuit ».

En conclusion, Jean-Paul Ferrier estime que le stade actuel de la mondialisation, avec ses "Eutopies métropolitaines", renferme des « réussites déjà possibles qui dessinent une métropolisation extensive généralisée, où le vouloir-savoir-habiter (durablement) est la condition encore incomprise d’un meilleur/moins violent/plus solidaire "vivre ensemble" ».

Un rayon d’espoir et d’optimisme, d’inspiration géographique authentique, pour mieux réagir dans un monde plus beau qu’on veut bien l’admettre.


Jean-Paul Ferrier, La beauté géographique ou la métamorphose des lieux, Ed. Economica/Anthropos, 2013, 132 p., 19 €

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