
Son hypothèse initiale est que
« les mécanismes aujourd’hui les plus directement et efficacement
aliénants, loin de mettre en danger la subjectivité des sujets, sont au
contraire les mécanismes qui la renforcent et la développent dans des
proportions inattendues, exceptionnelles et inédites ». Aussi, « notre
problème aujourd’hui n’est pas que le sujet soit nié, mais qu’au contraire il
soit amené à devoir s’affirmer dans des proportions extravagantes »,
jusqu’à « l’overdose que peut provoquer l’étalage permanent dans les
médias d’une subjectivité larmoyante et définitivement centrée sur elle-même,
sur son "vécu", sur ses grandes "émotions" comme sur ses
petites "envies" ».
Plusieurs dimensions de cette
privation sont dès lors analysées, notamment la production d’un sujet hors du
monde, l'expérience temporelle d'un présent éternel, l'épuisement de
l'historicité et l'accélération frénétique des maintenant successifs. « La
privation de monde, c’est d’abord la production d’un sujet hors du monde
[avec] pour conséquence de faire du monde une réalité objective essentiellement
étendue dans l’espace, subsistant comme telle dans un monde ramené et réduit au
présent, ou consistant en une succession de maintenant – ce qui revient au
même. Mais cet immobilisme (tout est au présent, étalé dans l’espace)
s’équilibre apparemment d’une accélération constante des vitesses ».
L’auteur souhaite d’ailleurs
montrer, dit-il, que « non seulement Marx s’est intéressé à de telles
transformations directement liées à l’apparition de la société capitaliste mais
qu’il a donné à son analyse du rapport que le capital et le travail
entretiennent avec le temps une ampleur philosophique qui reste aujourd’hui
encore insoupçonnée ». Cet
intérêt de Marx pour la dynamique
spatiale du capital est tel qu’il lui paraît ainsi « difficile de
soutenir qu’il y aurait chez Marx une sous-estimation de l’espace accompagnée
d’une surestimation du temps, voire d’un primat du temps sur l’espace ».
C’est pourtant ce qu’affirme, entre autres, le géographe David Harvey dans sa
"Géographie de la domination" (2008), en prétendant que Marx aurait
rejeté les variations géographiques comme des "complications
superflues". Franck Fischbach fait méticuleusement la démonstration
argumentée qu’il n’en est rien.
Quant au lieu où se joue
originairement la privation de monde, il soutient finalement la thèse qu'il
s'agit du travail dans la forme salariale qui est la sienne sous le capital et
dont le caractère mutilant n'a cessé d'être amplifié par les plus récentes
évolutions. De tous temps capitalistes, « la domination de la machine sur
la force de travail est l’expression visible de la domination de l’espace sur
le temps, et, au sein même du temps, de la domination du présent sur
l’avenir ». Il en découle « une dimension normative et même
coercitive du présent : sous le règne du capital et de la valeur, les
producteurs sont forcés et contraints d’être au présent ou "d’être de leur
temps" ».
Pour l’auteur, « les
caractéristiques prises aujourd’hui sous nos yeux par le capitalisme au stade
actuel de sa mondialisation néolibérale semblent bien confirmer le diagnostic
de Marx ; d’une part, en effet, jamais l’emprise de la spatialisation n’a
été aussi forte et, avec elle, la contrainte généralisée d’un éternel présent,
la totale synchronisation d’un espace planétaire dont tous les points sont
immédiatement contemporains les uns des autres, jamais donc la destruction du
temps par l’espace n’a été aussi prégnante ».
Plus que jamais ce serait donc,
selon lui, d'une transformation du travail que dépendrait la possibilité d'un
advenir historique de l'être de l'homme dans le monde. Pour commencer, « dans
et par la théorie, il faut d’opposer à toutes les formes de discours et à tous
les procédés qui aboutissent à produire et engendrer une invisibilisation du
travail » , pour prendre «
systématiquement le contre-pied en posant fermement qu’il n’y a pas d’autre
mode d’advenue de l’existence humaine dans le monde que dans et par le travail,
et que c’est par le travail que les hommes temporalisent leur existence
individuelle et historicisent leur existence collective ».
Franck Fischbach, La privation de monde, temps, espace et capital,
Librairie Philosophique J.Vrin, 2011, 144 p., 16 €.
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