Par Frédéric Lordon
L’auteur, universitaire titré et reconnu, directeur de recherches au CNRS, signe ici un livre de plus de 300 pages, pointu et rigoureux, sur des sujets parfois techniques et sophistiqués sans doute, mais dont le ton critique et caustique, à la limite du pamphlet, rend la lecture toujours agréable et souvent jubilatoire. Enfin un universitaire qui n’hésite pas à rompre avec l’académiquement correct, en citant ici et là Marx. Les soi-disant "experts" politico-médiatiques en perdition, anciens prosélytes devenus très momentanément néo-procureurs du capitalisme fou, en font les frais : entre autres, J.Julliard, N.Baverez, E.Cohen, J.Marseille et J.Attali. Jouissif et vengeur.
Un an après son éclatement, pour l’auteur il est plus justifié que jamais de cesser d’accoler à la "crise" l’épithète de "financière", pour bien souligner qu’elle est en fait tout autre chose. Car d’autres questions naissent sur la forme du capitalisme que nous subissons. Sa réalité, c’est l’insuffisance des salaires, à l’origine d’une formidable crise de l’endettement privé.
Pour "reconstruire un monde failli", sous-titre du livre, il faut donc une "nouvelle donne" qui se proposerait de s’en prendre aussi radicalement que nécessaire aux structures constitutives de ce qu’il faut bien qualifier de "capitalisme de basse pression salariale". Ces structures prennent la forme d’une double contrainte, à la fois actionnariale et concurrentielle, avec pour conséquence de faire du salaire et de l’emploi les seules variables d’ajustement.
Si on veut véritablement mettre fin aux inégalités, souvent dénoncées mais sans aucun effet, il faut placer au centre du projet la transformation de ces structures qui les provoquent sans cesse : d’une part le poids écrasant du capital actionnarial et l’entière liberté de mouvement qui lui est laissé d’asseoir son emprise sur les entreprises cotées ; de l’autre, la concurrence sans frein avec la terre entière, autorisations de délocalisations comprises. Bref, l’Europe dans sa forme actuelle, prolongée en OMC et par l’AGCS.
Or, aucune de ces deux prétendues servitudes n’est indépassable. A la première, il est possible d’opposer la contre-force de la loi fiscale et de plafonner la rémunération actionnariale, sous la forme du "SLAM" (soit, traduit de l’anglais : "marge actionnariale limite autorisée"). La seconde appelle le renversement des interdits "concurrentialistes" et la réouverture d’un débat sur la nature du régime souhaitable des échanges internationaux. Soit ladite question si mal construite et du mot si parfaitement inepte du "protectionnisme".
Chemin faisant, l’auteur éclaircit les questions cruciales du chantage à la "compétence" pour tenter de justifier, contre toute évidence, bonus et subprimes ; et de l’historique du paradoxe de la diminution de 10 points de la part salariale, depuis les années 1983-1986.
Autre intérêt du livre, c’est que l’auteur ne se contente pas de décrypter les mécanismes du capitalisme actionnarial de basse intensité salariale. Il avance et justifie également des propositions de reconstruction d’un monde capitaliste failli, telles que le SLAM, ou un système socialisé de crédit.
Enfin – car pourquoi ne pas "aller plus loin" en effet pour dépasser ce capitalisme ? - dans un chapitre final intitulé "Projection", pour s’extraire de la "profondeur de l’aliénation marchande" et sortir des "rapports médiévaux de la servitude salariale", F.Lordon préconise l’instauration d’une "démocratie radicale partout", au sein d’entreprises rebaptisées "récommunes" pour une "réanimation utopique". Certains crient déjà "aux Soviets" ! Mais l’auteur s’en réjouit et s’en explique d’avance.
Une lecture parfois ardue certes, mais où l’effort est encouragé et récompensé quasi à chaque page, par la pertinence du contenu, la radicalité du propos et l’ironie du ton, tous à la hauteur des mécontentements qui couvent.
Frédéric Lordon : « La crise de trop, reconstruction d’un monde failli », Fayard, 2009, 304 p., 19 €
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