Médias : trop de pouvoir ?


Personne ne semble en douter : l’influence des médias serait écrasante. Doit-on partager les mêmes certitudes. Selon son auteur, cet essai est animé par une double ambition. « Puisque le pouvoir des médias continue de susciter d’aussi fortes convictions, tenter de découvrir dans l’histoire des idées, les principaux jalons qui les expliqueraient, les confirmeraient ou les infirmeraient. Et puisque le débat n’est pas clos, nourrir un espoir raisonnable de voir le foisonnement même des idées instiller dans les esprits un scepticisme salubre ».
Le livre montre que ces questions traversent toute l’histoire des théories sur le pouvoir des médias, depuis la naissance de la presse, que l’auteur revisite avec soin. C’est que l’histoire des idées sur le pouvoir médiatique accompagne l’histoire des médias eux-mêmes. Les précurseurs de ce débat au XIXe siècle, comme A. de Tocqueville et J.S.Mill,  suscitent toujours l’intérêt, et d’autres protagonistes du XXe siècle, comme Gustave Le Bon sur la propagande, ou Robert E. Park sur le journalisme, sans oublier le vaste projet de Max Weber sur la sociologie de la presse, restent de pleine actualité.

Pionniers et précurseurs

Pour Alexis de Tocqueville (De la Démocratie en Amérique, 1835), la presse « ne fait pas seulement sentir son pouvoir sur les opinions politiques, mais encore sur toutes les opinions des hommes. Elle ne modifie pas seulement les lois, mais les mœurs ». Cependant, elle n’a pas le pouvoir de manipuler les esprits, car, si elle « sait si bien enflammer les passions humaines, elle ne peut cependant les créer à elle toute seule ». Pour John Stuart Mill (De la liberté, 1859), ce n’est pas la liberté de la presse qui est en jeu, comme "sécurité" contre les gouvernements tyranniques ou corrompus, mais la presse elle-même, en tant qu’instrument de la "tyrannie de l’opinion". Car, la masse du public - « ce rassemblement hétéroclite de quelques sages et de nombreux fous » - voit « ses avis formés par des hommes très semblables à elle, qui s’adressent à elle ou parlent en son nom sous l’inspiration du moment, par l’intermédiaire des journaux ».
Gustave  Le Bon (La psychologie des foules, 1895), met au jour les mécanismes et les ressorts de la propagande politique. Il "sent le souffre" : « Mussolini s’en réclamera ouvertement, Hitler s’en inspirera, Goebbels s’y référera », souligne l’auteur.
Pour Le Bon, il s’agit s’ausculter la masse, qui transformée en foule acquiert, selon lui, une "âme collective" : « Cette âme les fait sentir, penser et agir d’une façon tout à fait différente de celle dont sentirait, penserait et agirait chacun d’eux isolément ». Le Bon relève à raison le poids des mots, à une époque où le choc des images n’est pas encore généralisé. « Avec un petit stock de formules et de lieux communs appris dans la jeunesse, écrit-il, nous possédons tout ce qu’il faut pour traverser la vie sans la fatigante nécessité de penser » ! Par conséquent, « pour vaincre les foules, il faut d’abord se rendre compte des sentiments dont elles sont animées, feindre de les partager, puis tenter de les modifier, en provoquant au moyen d’associations rudimentaires, certaines images suggestives ».
Dans "L’opinion et la foule" (1901), Gabriel Tarde accorde la plus grande importance  à la conversation, en partant du constat que ce sont les journaux qui, par leurs informations, nourrissent ces conversations. Ils trouvent des relais sociaux privilégiés, avec ceux qu’il appelle les "causeurs". Dans les conversations, « ceux qui ne lisent pas les journaux, sont forcés de suivre l’ornière de leurs pensées d’emprunt ». Tarde exprime en cette jolie formule la manière dont se forme l’opinion publique : « il suffit d’une plume pour mettre en mouvement des millions de langues ». Tarde fait figure d’annonciateur de découvertes plus récentes qui montrent que si la presse ne dicte pas l’opinion, elle établit son ordre du jour. Elle « unifie et vivifie les conversations, les uniformise dans l’espace et les diversifie dans le temps », écrit-il.


Ce retour raisonné et argumenté aux ouvrages fondateurs ne vise cependant pas que les seuls spécialistes. « Il s’adresse d’abord à des lecteurs animés par des préoccupations citoyennes, légitimement interpellés par la place occupée par les médias dans les sociétés d’aujourd’hui », quelles qu’en soient les nouvelles formes technologiques actuelles.
Partant de la relation entre les journaux et l’opinion publique, le parcours se poursuit à propos de la relation entre les gens et les messages médiatiques. Si la conviction d’un pouvoir puissant des médias est d’abord héritée des périodes de propagande, puis forgée par les théoriciens critiques de l’Ecole de Francfort, elle est ensuite ébranlée par des recherches empiriques de terrain qui ne montrent de l’influence des médias que des effets peu spectaculaires sur les changements sociaux. Un "paradigme des effets limités" acquiert alors un statut dominant, ces enquêtes n’ayant donné, les faits semblant se dérober, que des résultats variables et même contradictoires,.
Plus récemment, une critique plus idéologique refait désormais surface. Formulée en termes politiques, certes discutables, elle trouve davantage d’écho dans la société. Ses recherches voient dans les contenus des médias, une entreprise inavouée de persuasion sur des publics pourtant diversifiés.
Cet essai, visant à lézarder quelques certitudes, atteint son but en contribuant à établir un "paradigme des effets incertains" renouvelé. Les phénomènes d’aujourd’hui, amplement décryptés de la communication politique, ne suffisent donc pas à confirmer un "pouvoir des médias" sans limite. Ainsi, « les gens n’ont pas dit leur dernier mot », conclut l’auteur.

D.Cornu, "Les médias ont-ils trop de pouvoir ?", Ed. Seuil, 2010, 140 p., 14 €.

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