Aux 50 ans de la publication de "La production de l'espace", le moment semble venu d'un nouveau bilan sur l'héritage du livre majeur d'Henri Lefebvre. Celui d’évaluer son caractère novateur et sa contribution dans le renouvellement des approches en géographie et en sciences sociales dans le contexte d'aujourd'hui tel qu’il est.
Ce livre est certainement celui qui m'a le plus marqué et apporté dans ma formation théorique de géographe et dans ma réflexion de citoyen militant local.
J'ai
tenté en 2006, un premier essai en ce sens. Son titre : une géographie critique de l'espace du quotidien, est resté pour moi depuis une direction de recherche et une feuille de route citoyenne. J'y renvoie s'agissant de "La production de l'espace" dans le contexte historique de 1974 et de son
influence dans le monde acquise au milieu des années 2000. Même si Lefebvre n'était toujours pas prophète en son propre pays, c'était pourtant déjà "une pensée devenue
Monde", formule que lui-même appliquait à Marx.
Idée clé du livre : l'espace est un produit social, pas un substrat neutre. Il est le produit du mode de production dominant de l'époque, en son stade du moment, à la fois une ressource et contrainte.
Quel
intérêt garde-t-il aujourd’hui, de mon point de vue périphérique ?
Espèces d'espaces
L'espace capitaliste mondialisé ruisselle jusqu'à ses déclinaisons locales, marquées elles-mêmes par des inégalités, des dominations, des relégations, des discriminations.Chaque collectivité locale (de la Région à la commune, en
passant par les Métropoles régionales, les départements et les communautés de
commune) fait bien plus dans la « communication » que dans
l’information vraie des citoyens. La presse quotidienne régionale (PQR), avec
ses rédactions métropolitaines, en rajoute dans un sens pro-institutionnel de
connivence. S’instaurant, du même coup, juge et partie de la légitimé de l’information
locale de base, exploitant le travail des CLP (correspondants locaux de la
presse). Les « réseaux sociaux », ici surtout des groupres Facebook, souvent plusieurs pour une même commmune, ne sont alors
qu’un médiocre substitut aux déficiences de l'information locale.
L'espace vécu demeure intimement lié aux pratiques
quotidiennes des individus, à leurs affects et à leurs représentations. Il est
façonné par les relations sociales, les identités culturelles et leur propre
parcours professionnel et résidentiel personnel.
Histoire et patrimoine sont devenus des piliers de l’identité
locale. Mais l’histoire locale, celle des « férus d’histoire », érudits
souvent pointus, est trop instrumentalisée à des fins politiciennes. Dans une
émulation qui tourne à la compétition. Le penchant mémoriel général multiplie des commémorations tous azimuts sans contextualisation ni références, dans la confusion entre « devoir de mémoire »
et travail de l’historien de formation et de métier. Quant au patrimoine, saisi par les associations au
tournant du XXe siècle (ex : les compagnons de l'Abbaye de Blanche-Couronne), il est un identifiant disputé mais ambigu de
l’identité du territoire.
Résultat, l'espace vécu local reste largement contraint par
les structures spatiales, les normes sociales et culturelles qui organisent la société du
moment. Il s’inscrit et se dilue dans des tendances socio-urbaines de long terme : métropolisation,
gentrification, périurbanisation, relégations socio-spatiales.
L'épreuve de l'espace
L'espace est conflictuel : il est source de tensions et porteur d'antagonismes. Ces processus affectent les inégalités sociales et les rapports de pouvoir jusqu'à l'échelle locale. À l'heure des désaffiliations politiques (vis-à-vis des partis) et sociales (syndicales), l'apparence trompeuse est celle d'une « déterritorialisation » intégrale, de nature à la fois individualiste et consumériste.Dans ce contexte général, nous vivons tous, individuellement
ou collectivement, une perpétuelle "épreuve de l'espace". Une
"ordalie moderne" (Lefebvre) à laquelle s'expose toute chose, tout individu
ou communauté, face à un espace auquel ils doivent s'adapter ou se trouver condamnés
à disparaître. L'épreuve de l'espace est une notion qui souligne la dimension
existentielle de notre rapport à l'espace. Elle renvoie à la nécessité de
s'adapter aux transformations constantes de l'environnement spatial, mais conduit aussi
à la possibilité de résister et à la nécessité de transformer cet environnement géographique.
De l’espace mondialisé au "territoire" local
Il ne faut cependant pas confondre « espace géographique », à la fois social et politique, et « territoires » politico-administratifs, avec les couches superposées du trop fameux « mille-feuilles ». On promet sans cesse de le simplifier mais il n'arrête pas, en réalité, de se complexifier et de se redessiner (intercommunalités, "Grandes" régions). Au final, l'espace local est totalement démantibulé, dispersé dans des mailles territoriales non superposables : communes, intercommunalités fusionnées (ex-Loire et Sillon et ex-Coeur d'estuaire), cantons regroupés (Savenay et Blain), circonscriptions électorales tordues (7ème et 8ème de Loire Atlantique, savamment charcutées), "pays" arbitrairement rapprochés, etc. Une confusion foisonnante de nature à faire perdre de vue aux habitants tous repères d'appartenance solide quelconque.
Tout le montre donc très concrètement : les idées de Lefebvre résonnent encore aujourd'hui
fortement à l'heure de la mondialisation, des inégalités sociales et
environnementales ("nouvelles raretés" disait-il déjà) et des
mutations des territoires. Elles recouvrent, plus que jamais et jusqu'au local, les enjeux et les
tâches liés à la justice spatiale, à la transition écologique, et à la
démocratie participative, ou pas.
L'espace reste donc aujourd'hui éminemment politique ("l'espace est
politique"). Et suivant Lefebvre, "pour changer
la vie, il faut changer l'espace".
Dernière mise à jour : le 15 octobre 2024 à 8h.
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Extraits choisis
1 - Si la recherche sur l'espace social porte sur une globalité, elle n'exclut pas des recherches sur le terrain, précises et déterminées. La démarche laisse place à des études locales, aux diverses échelles, en les insérant dans l'analyse générale, dans la théorie globale. Sa compréhension n'exclut pas, au contraire, les conflits, les luttes, les contradictions. Si le local, le régional, le national, le mondial s'impliquent et s'imbriquent, ce qui s'incorpore dans l'espace, les conflits actuels ou virtuels n'en sont ni absents ni éliminés (Préface (1981), p. VIII-IX)
2 - Cependant, les forces bouillonnent dans cet espace. La rationalité de l’État, des techniques, des plans et programmes, suscite la contestation. La violence subversive réplique à la violence du pouvoir. La normalité étatique impose aussi la perpétuelle transgression. Le temps ? Le négatif ? Ils surgissent explosivement. Leur négativité nouvelle, tragique, se manifeste : la violence incessante. Les forces bouillonnantes soulèvent le couvercle de la marmite : l’État et son espace. Les différences n'ont jamais dit leur dernier mot. Vaincues, elles survivent. Elles se battent parfois férocement pour s'affirmer et se transformer à travers l'espace”. (p.32)
3 - Le "rurbain", compromis bâtard entre le rural et l'urbain n'échappe pas à l'espace dominé comme certains le croient, notamment ceux qui l'habitent. Il entraîne dans une dégradation et l'espace urbain et l'espace rural. Inverse du dépassement de leur conflit, il les entraîne dans un magma qui tomberait dans l'informe s'il n'était "structuré" par l'espace étatique. (p.445).
Pour plus de développements et de précisions, lire mon livre : Paysages, pouvoir et colères en Estuaire et Sillon,
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