Débat d'été : géographie des inégalités et fractures territoriales des périphéries françaises

Vif débat d'été sur la géographie des inégalités et fractures territoriales des périphéries françaises

Vu d'une périphérie, un choix d'extraits significatifs.

1 - Thomas Piketty (11 juillet 2023) : "La France et ses fractures territoriales"

1.a "Pour analyser les émeutes urbaines de 2023 – de loin les plus graves depuis celles de 2005 – et les incompréhensions politiques qu’elles suscitent, il est indispensable de revenir aux sources du malaise territorial français. Les banlieues qui s’enflamment aujourd’hui ont beaucoup plus en commun avec les bourgs et les villages abandonnés que ce que l’on s’imagine parfois. Seul le rapprochement politique de ces différents territoires défavorisés permettra de sortir des contradictions actuelles".

1.b "Le point central est que l’on observe des inégalités considérables entre communes sur l’ensemble du territoire, aussi bien à l’intérieur des grandes agglomérations que des bourgs et des villages. Au sommet de la hiérarchie territoriale se trouvent les banlieues les plus riches des grandes métropoles, une partie des centres-villes, ainsi qu’un certain nombre de bourgs et villages huppés. Tout en bas de la pyramide, les banlieues les plus pauvres ont été lourdement frappées par la désindustrialisation. Elles sont désormais toutes aussi pauvres que les bourgs et les villages les plus pauvres, ce qui n’était pas le cas historiquement. Ces différents territoires défavorisés font certes face à des défis spécifiques. Les banlieues pauvres ont une beaucoup plus forte expérience de la diversité des origines et des discriminations avérées face aux pratiques policières ou à l’accès au logement et à l’emploi. Il est urgent que la puissance publique se donne enfin les moyens d’objectiver et de mesurer rigoureusement l’évolution de ces discriminations – dont l’existence est démontrée par une multitude de travaux de recherche."

1.c La vérité est que les banlieues pauvres et les bourgs et villages pauvres ont beaucoup de points communs par rapport à tout ce qui les sépare des territoires les plus riches, notamment en termes d’accès aux services publics et de budgets communaux. La raison en est simple : les ressources dont disposent les collectivités publiques dépendent avant tout des bases fiscales locales, et les dispositifs nationaux supposément mis en place pour faire face à ces inégalités abyssales n’en ont jamais réduit qu’une petite partie.

1.d Le bloc libéral [Macron, et droites] continue d’expliquer aujourd’hui qu’aucune redistribution supplémentaire n’est envisageable. Face aux impasses des deux autres blocs, c’est au bloc de gauche qu’il appartient aujourd’hui de rassembler les territoires défavorisés autour d’une plateforme commune.


2 - Vanier et Delpirou (30 juillet) Tribune dans Le Monde : "Il est faux de laisser croire que les inégalités territoriales s’accroissent de plus en plus depuis quarante ans"

2.a Comme on pouvait s’y attendre, la flambée de violences en réaction à la mort tragique du jeune Nahel a donné lieu à de nouvelles expressions médiatiques d’une thèse bien connue : la France serait coupée en deux, entre centres métropolitains et périphéries (urbaines et/ou rurales, au gré de l’actualité du moment), cette « fracture spatiale » s’aggravant depuis les années 1980, en raison notamment d’une action publique impuissante.

2.b L’instrumentalisation de supposés clivages territoriaux à des fins politiques est devenue une véritable spécialité nationale, à droite comme à gauche, au gré de la parution d’essais pourtant largement contredits par les sciences sociales. Il faut redire inlassablement combien cette approche repose sur des bases empiriques fragiles, sinon erronées, et combien elle est délétère pour le débat public.

2.c il est faux de laisser croire que les « territoires défavorisés » forment une catégorie homogène. Cette vue d’avion méconnaît profondément la diversité des situations d’inégalité socio-spatiales mise en lumière par les travaux académiques.

2.d Ainsi, la pauvreté dans les quartiers de la politique de la ville, qui concentrent la majorité de l’immigration récente, a des causes et des expressions radicalement différentes de celle que connaissent les campagnes vieillissantes et marginalisées.

2.e D’autre part, les disparités territoriales ne distinguent plus nettement telles ou telles catégories (urbain/rural, Paris/province, etc.) ; elles s’inscrivent et se recomposent à des échelles fines au sein de tous les territoires. Selon les temporalités et les indicateurs considérés, on trouve des « gagnants » et des « perdants » partout en France, dans des combinaisons diverses et labiles.

2.f Une commune peut être financièrement riche et socialement pauvre – et inversement. Ainsi, les centres des grandes villes sont à la fois des lieux de concentration des richesses et de la grande pauvreté, y compris dans les métropoles les plus dynamiques. C’est précisément parce que la réalité des difficultés de tous ordres ne fait plus un bloc – ou des blocs – que l’intervention publique est mise à mal.

2.g Plus généralement, la France est tout à la fois le pays où les budgets publics, tous niveaux confondus, forment la plus forte part du PIB (environ 60 %), celui où les transferts redistributifs représentent la plus forte part des budgets en question (de l’ordre de 40 %), et celui où ces transferts contribuent le plus efficacement à réduire les écarts de revenus – y compris par le lissage des impacts des chocs économiques et sociaux depuis 2008.

2.h Finalement, il ne s’agit pas de nier la forte visibilité ni la charge symbolique des inégalités territoriales qui continuent de prospérer dans le pays : les situations de décrochage durable et la sécession spatiale des ultra-riches appellent en effet des mesures spécifiques. Mais il faut exiger de ne pas caricaturer ni prendre en otage ce débat, aujourd’hui tristement enfermé dans une nouvelle bien-pensance de l’indignation.



3 - Collectif Géographies en mouvement : "La géographie, c'est de droite ?"

3.a En pleine torpeur estivale, les géographes Aurélien Delpirou et Martin Vanier publient une tribune dans Le Monde pour rappeler à l’ordre Thomas Piketty. Sur son blog, celui-ci aurait commis de coupables approximations dans un billet sur les inégalités territoriales. 

3.b Hypothèse: la querelle de chiffres soulève surtout la question du rôle des sciences sociales. 

3.c Toute intervention dissonante tombe "sous la menace d'"une tribune dans Libération ou Le Monde signée Michel Lussault et/ou Jacques Lévy, gardiens du temple de la vraie géographie qui pense et se pense."

3.d On comprend les deux géographes redresseurs de torts. Il y a mille et une raisons, à commencer par le mode de fonctionnement de la télévision (format, durée des débats, modalité de sélection des personnalités invitées sur les plateaux, etc.), de clouer au pilori les scientifiques surmédiatisés, qui donnent à qui veut l’entendre leur avis sur tout et n’importe quoi, sans se soucier de sortir de leur champ de compétence. On pourrait même imaginer une mesure de salubrité publique : à partir d’un certain nombre de passages à la télévision, disons trois par an, tout économiste, philosophe, politologue ou autre spécialiste des sciences cognitives devrait se soumettre à une cérémonie publique de passage au goudron et aux plumes pour expier son attitude narcissique et, partant, en contradiction flagrante avec les règles de base de la production scientifique.

3.e Le texte de Piketty a le mérite d’assumer l’entrelacement du scientifique – tenter de mesurer les inégalités et objectiver leur potentielle creusement – et du politique – relever collectivement le défi de ces injustices, en particulier sur le plan de la stratégie politique.

3.f les inégalités territoriales se sont creusées en France depuis une génération, phénomène paradoxalement (?) renforcé par les mécanismes de redistribution. Deuxièmement, les banlieues qui s’embrasent depuis la mort de Nahel Merzouk ont beaucoup en commun avec les petites villes et villages souffrant de relégation sociospatiale – même si les défis à relever varient selon les contextes. De ces deux prémisses découle une conclusion importante : il incombe à la gauche de rassembler politiquement ces deux ensembles, dont les raisons objectives de s’allier l’emportent sur les différences.

3.g En reprochant à Thomas Piketty sa superficialité, en parlant d’un débat pris « en otage », en dénonçant une prétendue « bien-pensance de l’indignation », Aurélien Delpirou et Martin Vanier désignent l’arbre de la rigueur intellectuelle pour ne pas voir la forêt des problèmes – socioéconomiques, mais aussi urbanistiques – menant à l’embrasement de banlieues cumulant relégation et stigmatisation depuis un demi-siècle. Ils figent la pensée, en font une matière inerte dans laquelle pourront piocher quelques technocrates pour justifier leurs décisions, tout au plus.

3.h Qu’ils le veuillent ou non – et c’est certainement à leur corps défendant – c’est bien la frange réactionnaire de la twittosphère, en lutte contre le « socialisme », le « wokisme » et la «culture de l’excuse », qui se repait de leur mise au point.

Liens :


Commentaires