Pour commémorer la naissance de Marx (5 mai 1818) : Marxisme et nature ?

 Pour commémorer la naissance de Marx (5 mai 1818) : marxisme et nature ?

Marx était-il écologiste ? Pour ma part, un tel questionnement m’apparait un peu restrictif dans la mesure où le problème n’est pas seulement de savoir - en forme d'injonction - si oui ou non Marx "était écologiste", et s’il faut l’absoudre de son péché originel de “productivisme”. Je pense qu'il faut élargir le propos, en se posant plus généralement la question : quels ont été, à différents moments, les rapports entre le marxisme et l'idée de nature. 

Je pars du constat que Marx n'est pas le seul des marxistes à avoir abordé la question des rapports de l'homme avec la nature, question redevenant d'une grande actualité aujourd'hui. Certes l’a-t-il évoquée dès “les manuscrits de 1844”, une première étape de sa "critique de l’économie politique", mais où il parle surtout des origines de l'aliénation et des perspectives d'émancipation. Mais cette préoccupation ne l'a jamais quitté jusqu'à la fin de sa vie, alors qu'il consacre désormais l'essentiel de son temps à la rédaction du Capital. De plus, il a abordé ces questions en étroite collaboration avec F. Engels. Ce dernier a consacré lui-même un ouvrage entier à “la dialectique de la nature” en 1883. Et, bien qu'inachevé et inabouti, y sont posés les grandes lignes, les jalons, de la mise en œuvre du “matérialisme dialectique” à l’ensemble des “sciences de la nature”, telles qu'elles sont en leur état d’alors.  




Présentation de : "Marxisme et nature : Marx, Engels, Lefebvre". Une courte vidéo (7 mn) de présentation de ma contribution au séminaire "Marx et la nature", organisé par Carlos R. Machado, professeur à l'université brésilienne FURG (Université fédérale du Rio Grande do Sul), le 17 juin 2021 prochain. Elle sera ensuite suivie d'une présentation PowerPoint, commentée en français, d'une trentaine de minutes, en 3 séquences : 1) K.Marx, 2) F.Engels, et 3) H.Lefebvre.

Etapes

Aujourd'hui, certains proposent certes de réhabiliter Marx et y voient un “écologiste” avant l'heure avec l'argument qu'il a évoqué, notamment dans le Capital, “la complexité du métabolisme social” (1867, Livre 3. Tome 3). Avant, certains avaient déjà pensé qu'il était impératif de distinguer le “jeune Marx”, celui des “manuscrits de 1944”, de celui “de la maturité”, de la rédaction du Capital, en faisant intervenir une “coupure épistémologique” marquant la ligne de départ d'un marxisme qui ne serait rien moins qu'un “antihumanisme théorique” (Louis Althusser, dans “Pour Marx”, en 1970). Or, dans les "manuscrits de 1844", Marx affirme, au contraire, que si “le communisme est un humanisme accompli”, c'est parce qu'il est également un “naturalisme achevé”.  

D’un point de vue historique et biographique, il me semble préférable de distinguer, dans la vie de Marx, trois périodes successives. Le premier Marx est le philosophe jeune hégélien allemand, qui n'a “pas encore rompu complètement avec sa conscience philosophique d'autrefois”, jusqu'en 1848. Le 2nd Marx étant l'homme d'action, à la fois journaliste, penseur et militant politique, proscrit d'Allemagne et successivement réfugié en France (“les luttes de classes” 1848 et la “guerre civile en France" 1871), puis en Angleterre. Et, finalement, à Londres, le 3e Marx est l'économiste qui s'investit totalement dans la critique de l'économie politique classique anglaise, avec la rédaction du Capital. A peu près au même moment, avec son plaidoyer à propos de "la dialectique de la nature" (1883), entend lui-même marquer définitivement "la fin de la philosophie classique allemande". 

"Métabolisme social"

C'est vers cette même date, que Marx évoque, quant à lui, "le hiatus irrémédiable dans l'équilibre complexe du métabolisme social, composé par les lois naturelles de la vie" (Capital, L3, T3, p.191). Il s'ensuit, souligne-t-il, "un gaspillage des forces du sol, que le commerce transfère bien au-delà des frontières" des pays concernés.

Mais Marx ne s'en tient cependant pas là. Il souligne également que tout comme “l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de production." Au cours de ce développement, le "domaine de la nécessité naturelle" s'étend, avec des besoins qui augmentent. Mais, en même temps, pour y répondre, "s’élargissent les forces productives pour les satisfaire". 

Face à cet engrenage : 

 "la seule liberté possible est que l’homme social, les producteurs associés règlent rationnellement leurs échanges avec la nature, qu’ils la contrôlent ensemble au lieu d’être dominés par sa puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force dans les conditions les plus dignes et les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité” (Capital, idem, p.198-199). 

Si certains hésitent encore à voir en Marx un pionnier de l'écologie, il est évident qu'ici il est le précurseur d'une "économie sociale et solidaire" (ESS), selon lui dans un cadre qui restera toujours contraint.  

Dans les "1000 marxismes" du XXe siècle / Henri Lefebvre : espace et nature

La réflexion sur le rapport entre le marxisme et la nature s'est prolongée au 20e siècle. Je retiens, entre autres, parmi les “mille marxismes” (André Tosel) le cas d’Henri Lefebvre, marxiste et philosophe français, toujours largement ignoré dans son propre pays. Autour de 1975, à la fin des “trente glorieuses” et à l’orée de la crise capitaliste, il a abordé lui-même ces questions à travers les problèmes du rural ("Du rural à l’urbain", en 1970), de la ville ("La révolution urbaine", en 1970), et la question de la reproduction des rapports de production ("La survie du capitalisme", 1973; lire T. Canettieri, 2020) et de "la production de l'espace” (en 1974). Au cours de cette analyse, il voit alors poindre et  de “nouvelles raretés”; décrit la “nature seconde”, matière première dominée et ravagée par la ville; et annonce des “échéances terrifiantes”, tout en pointant les “manques de l’écologisme” alors naissant, qui n’ont pas tous été comblés depuis.

Bibliographie :

  • Gérard Duménil, Michael Löwy, Emmanuel Renault, Les 100 mots du marxisme, Coll. Que-Sais-Je, PUF, Paris, 2009.  
  • Thiago Canettieri, A condição periférica, Ed. Consequência, Rio de Janeiro, 2020.  
  • Friedrich Engels, Dialectique de la nature, Préface de Florian Gulli, Editions Manifeste, collection "Ligatures", à paraître le 24 août 2021. 
  • Friedrich Engels, “Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande”, 1886. 
  • John Bellamy Foster, Marx écologiste, Editions Amsterdam, Paris, 2011.  . 
  • Henri Lefebvre, Espaço e Politica, Belo Horizonte, Ed. UFMG, 2016 (1972). 
  • Henri Lefebvre, La survie du capitalisme, la re-production des rapports de production, Editions Anthropos, Paris, 1973 
  • Henri Lefebvre, La production de l’espace, Ed. Anthropos, 1974. 
  • Henri Lefebvre, Le temps des méprises, Stock, Paris, 1975. 
  • Karl Marx, Manuscrits de 1844, GF-Flammarion, Paris, 1996. 
  • Karl Marx et Friedrich Engels. Engels, Manifeste du parti communiste (1848), GF-Flammarion, Paris, 1998
  • Karl Marx et Friedrich Engels, Etudes philosophiques, Editions sociales, Paris, 1974. 
  • Karl Marx, Le capital, Livre 3, tome 3 (1885), Paris, Editions sociales, 1960
  • Henri Pena-Ruiz, Karl Marx penseur de l'écologie, Seuil, 2018
  • Kohei Saito, Karl Marx’s Ecosocialism: Capital, Nature, and the Unfinished Critique of Political Economy, Monthly Review Press, 2017  

                                NB : travail en cours ("work in progress" !) , qui doit aboutir d'ici la mi-juin. 

                                Commentaires