Au milieu des marées des crises économiques, des luttes de classes et des réactions néo-fascistes, rares sont ceux qui possèdent la clarté et la clairvoyance du théoricien de renommée mondiale, le géographe David Harvey. Professeur émérite d’anthropologie, des sciences de la terre et de l’environnement à l’Université de la ville de New-York, il est l’auteur de plus d’une vingtaine d’ouvrages dont quelques-uns récemment traduits en français [voir liste en annexe]. Il est mondialement connu comme le plus important géographe marxiste du dernier demi-siècle et est très présent sur Internet, avec son site : davidharvey.org, et 120.000 abonnés à son compte twitter (@profdavidharvey). Depuis la publication de son best-seller « Une brève histoire du néolibéralisme »(2014, en traduction française), Harvey a suivi l'évolution du système capitaliste ainsi que les mouvements d'opposition radicale qui s’élèvent régulièrement contre lui, tel que "Occupy Wall-Street" en 2011. Dans "The Anti-Capitalist Chronicles" [les chroniques anticapitalistes], un livre de transcription de vidéos bimensuelles en podcast, D.Harvey développe de nouvelles manières de comprendre la crise du capitalisme mondial et les luttes pour un monde meilleur dans une optique marxiste. Tout en rendant compte de la violence du désastre, Harvey ébauche également l'espoir et le possible.
À travers 19 conversations retranscrites ici sur le néolibéralisme, le capitalisme, la mondialisation, l'environnement, la technologie et les mouvements sociaux, il décrit - avec son brio habituel - comment les alternatives au capitalisme sont toujours imaginées dans les circonstances les plus difficiles.
Au fil des chapitres sont examinés successivement : une brève histoire des contradictions du néolibéralisme, dont « le projet est toujours très vivant, même ayant perdu toute légitimité » ; la « financiarisation du pouvoir », avec son « tournant autoritaire » combinant politiques autoritaires néofascistes et libre marché ; les rapports entre le socialisme et la liberté ; la géopolitique du capitalisme, interrogeant la place de la Chine dans l’économie mondiale et sa signification : le « syndrome de la croissance » malgré « l’érosion des choix du consommateur » ; la différence entre l’accumulation primitive et contemporaine, avec « l’accumulation par la dépossession » ; la plus-value, de sa production à sa réalisation ; la réduction des émissions du dioxyde de carbone pour atténuer le changement climatique ; la distinction à faire entre taux et masse de la plus-value ; l’aliénation au travail et en politique à l’heure du COVID19. Et, pour finir, quelle « réponse anti-capitaliste » face à un « dilemme collectif » ?
Certes ces chroniques s’appuient-elles sur une immense culture géopolitique. Par exemple, s’agissant du Brésil, à travers des participations répétées aux Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre, ou dans une proximité affichée avec le MST Mouvement des Sans terre (Joao Pedro Stedile) et le PT (parti des travailleurs, de Lula et Dilma Rousseff). Ou encore à propos de la « stratégie du choc » telle que mise en œuvre au Chili, puis au Royaume uni, ou aux États-Unis. Cependant, malgré son copieux contenu, dans ce livre de conversations récentes, on ne retrouve pas toutes les thématiques de certains des précédents livres récents de David Harvey, certains traduits en français : le « matérialisme historico-géographique » ; la référence au « droit à la ville » d’Henri Lefebvre (dont le nom ne figure même pas un index pourtant copieux, p.212-2019) ; son approche en termes de « villes rebelles » des récents mouvements sociaux urbains.
Surprenant également, comment Harvey raconte, au plus bref chapitre 14 (p.136-144), à la seule vue d’un graphique de la NOAA [National Oceanic and Atmospheric Administration] - une « pièce d’information » - sa conversion à la nécessité de réduire les émissions de CO2. Étonnant qu’un géographe « radical » aussi critique lorsqu’il s’agit de la géographie du capital, devienne aussi facilement consensuel quand il est question de géographie du climat. Pourtant, c’est bien, dit-il, de « cette façon que le graphique des concentrations de dioxyde de carbone au cours des 800.000 dernières années change tout dans ma vision du monde » (p.143). En conséquence, même s’il admet « ne pas être un expert » en ce domaine, il penche pour une solution de captation du CO2 par des pratiques agricoles ad hoc. Tout en prenant cependant en considération la situation des pays particulièrement la Chine, l’Inde, le Brésil, la Turquie, tous ceux des « marché émergents » dans le monde, et comprend leur réponse aux États-Unis, ou à la Grande Bretagne, ou à l’Europe, quand ils leur disent : « vous ne devez-pas faire ça ! », et qu’ils répondent, à juste titre : « vous l’avez fait pendant 100 ans et vous vous êtes développés comme vous l’êtes maintenant. Pourquoi ne le ferions-nous pas pour les 100 prochaines années ? » D’où ce défi : « nous devons trouver le moyen de construire un développement économique qui ne soit pas basé sur une croissance de l’intensité carbone et l’usage croissant des carburants fossiles » (p.143).
Que faire ? La question de Lénine attend une réponse. Notre moment est imprévisible, mais il offre une opportunité unique de s’organiser pour les militants et les forces d’opposition. Malgré certains manques signalés, pour comprendre les dimensions économiques, politiques et sociales de la crise, l'analyse de David Harvey dans « The Anti-Capitalist Chronicles » est d'une importance majeure pour quiconque souhaite, à la lumière du marxisme, tout à la fois comprendre et changer le monde.
David Harvey, The Anti-Capitalist Chronicles, Pluto-Press, 2020, 220 pages, 17,43 €
Ouvrages de David Harvey publiés en français :
Le nouvel impérialisme, 2010
Géographie et capital : vers un matérialisme historico-géographique, 2010
Le capitalisme contre le droit à la ville : Néolibéralisme, urbanisation, résistances, 2011
Paris, capitale de la modernité, 2012
Brève histoire du néolibéralisme, 2014
Géographie de la domination: Capitalisme et production de l'espace, 2018
Les limites du capital, 2020
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