Jean Rouaud, "géographie de poche" d'une mémoire locale

Jean Rouaud, écrivain, prix Goncourt 1990, est né en 1952 à Campbon, « petit bourg du pays nantais, tout droit sorti de ces cartes postales en noir et blanc qui font aujourd'hui le bonheur des chineurs nostalgiques en mal d'enracinement à l'heure du village global » explique Thierry Gillybœuf.1 Campbon ? Pas tendre, « dernière sortie avant l'arriération », écrit Rouaud. Une bourgade sans charme particulier, « encalminée dans une zone indécise autrefois envahie par la mer », que Rouaud passe néanmoins, dans ses premiers romans, au prisme d'une "recréation enchantée".

On peut certes rêver mieux comme matière première littéraire. Mais très peu de communes en France, à part le Combray/Illiers de Marcel Proust (autre prix Goucourt, en 1919, avec un scandale à la clé !) peuvent se prévaloir d'être au cœur d'une œuvre littéraire presqu'entière. Même si, pour l'écrivain, « vous parlez d'un trésor : Campbon, Loire-Inférieure, la carte de l'ouest à l'embouchure du grand fleuve n'en fait pas mystère, un bourg, à peu près à mi-chemin entre Nantes et Saint-Nazaire, de deux mille habitants [à l'époque], regroupant de grandes maisons tristes autour de son église gigantesque », reconstruite sur les ruines calcinées de la précédente, selon une estimation de l'architecte du nombre des fidèles, à savoir : « l'ensemble des habitants moins les grabataires, deux républicains et trois possédés du démon » !2

L'église de Campbon

Cela concerne donc d'abord l'identité politique de la commune au milieu du XXe siècle. Difficile d'en faire abstraction : « ma commune est l'un des hauts lieux de la réaction » rappelle Rouaud. Alors qu'elle est rattachée à la "circonscription rouge" de Saint-Nazaire, elle votait alors immanquablement à droite. Il y discerne la conséquence d'un « continuum d'esprit hérité de 1793, passant par l'échappée belle des zouaves3 et la comédie des inventaires » empêchés en 1905 « par toute la population massée furieusement devant les portes, fourches et faux en main, entonnant à pleins poumons les cantiques de 1793 ». 

Avec la Seconde guerre mondiale, l'orientation campbonnaise de long terme prend « une tournure embarrassante pendant les années d'occupation avec une lettre au maréchal Pétain du maire et son conseil municipal l'encourageant dans son combat pour l'éradication de la vermine internationaliste et cosmopolite. Traduisons, car l'époque avait d'une certaine façon ses pudeurs : les communistes et les Juifs, autrement dit les déicides. Ni les uns ni les autres n'ayant d'ailleurs jamais croisé sur nos terres. Mais nos paroissiens, qui se sentaient depuis un siècle et demi en état de siège, semblaient avoir enfin trouvé la nature de leurs assiégeants ».4


Vendredi 2 novembre 2018, au banquet d'automne à l'abbaye de Lagrasse (Aube) intitulé : "Histoires du moi, histoires du monde", Jean Rouaud tenait une conférence dialoguée : La "Loire Inférieure" et l'Histoire. Un partenariat avec le Master Création littéraire de l'Université Toulouse Jean-Jaurès et le magazine littéraire en ligne Diacritik

Et pourtant, malgré tout, Rouaud "fait avec" son lieu natal et met son imagination au service de la mémoire du territoire local. Il l'ancre dans une "géographie de poche" : « ce pays j'en ai fait mon territoire imaginaire, intérieur, qui est, oui, le territoire de l'enfance ». Et ses innombrables et fidèles lecteurs se sont bien reconnus dans cette « enfance sans qualités » dans un territoire banal. Ligne à ligne, progressant laborieusement, dit-il, « je m'attachais à rendre au plus juste l'esprit de mon enfance, les lieux sans charme de ces campagnes de l'Ouest gorgées de vert et de pluie, l'extrême humilité de ses habitants, leur sens de la parole et leur manque de fantaisie ».5 

Avec, aussi, un sens affûté de la hiérarchie des lieux proches : « notre père nous emmenait quelquefois dans une commune voisine qui s'enorgueillissait d'avoir des services que nous n'avions pas, dont la gare, et pour cette raison nous prenait de haut, du moins était-ce l'impression qu'on en avait ».6 Savenay impressionne aussi par ce vrai coiffeur, avec salon, comme en ville, mais qui « n'en était pour autant plus rassurant, n'ayant plus un seul cheveu sur la tête, au point de présider le club des chauves de la région et d'avoir été élu champion de France dans sa catégorie la plus exigeante, celle où rien ne pousse ».

Mais qu'on se s'y trompe pas : impossible de réduire Rouaud à un écrivain régionaliste au "populisme précieux"7, alors qu'il s'efforce au contraire « d'être un homme désenclavé » prévient-il : « Sitôt qu'il est question de sol, et donc du pays natal, on évoque les racines, oui, comme si nous étions des petits arbres, et voyez comme la métaphore court : belle plante, mauvaise graine, bien planté, jolie fleur, jeune pousse, tuteur. Or, s'il ne me plaît pas à moi d'être pris pour un végétal » ! Pour Rouaud, la seule analogie avec les plantes ne suffit pas à caractériser l'enracinement local, car il a bien plus à voir avec la mémoire qu'avec le strict terroir de l'endroit, qu'il soit "naturel" ou "artificialisé".

Cette trop rapide plongée dans la première partie l'œuvre romanesque de Jean Rouaud, à propos de Campbon/Random - que la moindre lecture confirme - donne un aperçu rare et précieux de ce que peut être la mémoire partagée d'un territoire. Elle est constituée d'une imbrication complexe de souvenirs de personnages, familiaux et autres, ainsi que de lieux. Elle porte les marques de l'histoire, et celle indélébile de l'enfance, et traduit tout autant le "sentiment d'appartenance" à une époque donnée - les années 50 et 60, en l'occurrence - qu'à un territoire : ici celui d'une commune parmi ses voisines plus ou moins proches - comme Savenay, Saint-Nazaire et Nantes - marquée, voire traumatisée, par une histoire, que nulle "résilience" ou "repentance" n'a soignée à ce jour.

Notes : 

1 Thierry Gillybœuf, Campbon : Jean Rouaud en son territoire imaginaire, in : Balade en Loire-Atlantique sur les pas des écrivains, Editions Alexandrines, 2009, p.15-19.

2 J.Rouaud, Comment gagner sa vie honnêtement, Gallimard, 2011, p.120

3 Sur les "zouaves pontificaux" voir la thèse d'histoire, soutenue en 2005, de mon ancien collègue au lycée J.Prévert de Savenay, Patrick Nouaille-Degorce, "Les volontaires de l’ouest : histoire et souvenir, de la guerre de 1870-1871 à nos jours", 892 pages, ANRT-Lille, 2005. Sa version allégée de 2015 est malheureusement indisponible.

4 J.Rouaud, Comment gagner sa vie honnêtement..., p.126-127. On trouve néanmoins ce même genre de courrier dans d'autres archives municipales locales, ce qui n'est donc pas spécifique à Campbon.

5 J.Rouaud, idem, p.13

6 J.Rouaud, Une façon de chanter, Gallimard, 2012, p.68.

7 Philippe Solers dixit.


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