Comment Emmanuel Todd décrypte-t-il « les luttes de classe en France au XXIe siècle »


Ce livre d'Emmanuel Todd raconte l'histoire récente, tel un "problème" des années 1992-2018. L'auteur revisite cette période en trois temps : les mutations de la structure sociale de la France de 1992 à 2018 ; la transformation politique de 1992 à 2016, et, en 2017-2018, une entrée en crise : d'abord celle d'une "destruction non créatrice de l'industrie". Mais également où "l'illusion éducative" donne désormais "une prime au conformisme". Avec d'un côté la crétinisation des élites et de l'autre l'accumulation de l'intelligence à la base de la société. Mais "davantage de diplômés" c'est, au final, "plus de précarité". 

Pour mesurer aujourd'hui l'appauvrissement et l'explosion des inégalités, il faut, explique E.Todd, oser dire non aux données de l'INSEE sur la pauvreté, à ses indicateurs démographiques en berne, et à son analyse en termes de CSP (catégories socioprofessionnelles) entièrement à reconsidérer. Commentant de chiffres renouvelés, il met ainsi en évidence qu'un grand basculement a eu lieu : « le monde ouvrier ne joue plus de rôle directeur, même inconscient, dans la vie politique française », car selon lui, « nous assistons à l'émergence d'une classe moyenne dominante dans un contexte d'appauvrissement » quasi général, sauf pour les très riches.

Retour à Marx : quelles leçons du 18 Brumaire macronien ?

Pour Marx, dès le milieu du XIXe siècle, « il ne faisait aucun doute que le lieu de naissance des luttes de classes modernes, c'est la France. Elles restent notre identité » aujourd'hui.
Il était « un esprit libre, capable de regarder la société de son temps avec ironie et cruauté ». Suivre l'esprit de Marx, avec ses deux grandes forces - l’humour et un fort tempérament artistique - c'est être « capable de ne pas être complètement sérieux et oser se laisser emporter ». La relecture des textes de Marx sur la France de l'époque [ Les luttes de classes en France; Le 18 brumaire de Louis Bonaparte ], « anciens mais de grand style, inspirés, peut nous aider à retrouver, (...) une perception plus juste d'un présent qui renvoie à des formes historiques du passé. Marx est un bon modèle, tout simplement parce qu'il n'a pas peur de son ombre : il suit son instinct, il a l'audace, le génie des coups d’œil ravageurs ».
Ainsi, comment, pour Todd, ne pas frémir quand on lit sa préface de 1869 : « je montre comment la lutte de classes en France a créé des circonstances qui ont permis à un médiocre et grotesque personnage de jouer le rôle de héros » ? S'il parle de Louis Bonaparte (Napoléon III, 1852-1870), « nous vivons dans la France d'Emmanuel Macron et cette phrase est pour nous ». Un nouvel exemple de l'autonomisation de l’État par rapport à la société selon Todd. 

« C'est seulement sous le second Bonaparte que l’État semble s'être rendu indépendant de la société, l'avoir subjuguée. L'indépendance du pouvoir exécutif se révèle au grand jour lorsque que son chef n'a plus besoin de génie, ni son armée de gloire ni sa bureaucratie d'autorité morale pour se justifier. La machine de l’État s'est à tel point consolidée en face de la société civile qu'il suffit d'avoir à sa tête le chef de la société du Dix-Décembre, ce chevalier de fortune accouru de l'étranger, élevé sur le pavois par une soldatesque ivre, qu'il a achetée avec de l'eau-de-vie et du saucisson, et à laquelle il faut sans cesse recommencer à servir du saucisson ». (Marx, 18 Brumaire, p.298.)

Si l'histoire bégaie parfois, c'est sous la forme d'une farce tragique (Hegel).

Une proposition de « typologie dynamique »

Tableau : synthèse de la nouvelle typologie active (p.124)

Catégories sociales
Part dans la population %
Répartition des sexes
1 - Aristocratie stato-financière (et dépendants)
0,1 + 0,9 = 1
Très masculine
2 - Petite bourgeoisie CPIS
19
Légèrement masculine
3 - Majorité atomisée
50
Dominante féminine
4 - Prolétariat
30
Dominante masculine

1 – Les 0,1 % sont les vrais détenteurs du capital, en tant qu'instrument de domination. Par fidélité à Marx, Todd est tenté d'appeler ce groupe « aristocratie financière », mais il lui semble qu'il est plus opportun de parler « d'aristocratie stato-financière » pour désigner ces 0,1% du haut de l'échelle. Plus opératoire encore, s'agissant de politique, « serait peut-être de considérer que l'on a affaire là aux gens qui possèdent une grande partie des médias ». S'agglomèrent à eux les 0,9 % qui croulent sous l'argent mais ne peuvent cependant prétendre dominer. L'archétype étant l'énarque qui « pantoufle » dans la banque ou les grandes firmes, et passe du CAC-40 à Bercy, voire à l’Élysée.
2 – Aux 19 % suivants l'INSEE appose l'étiquette « cadres et professions intellectuelles supérieures ». Mais ils n'ont rien de dominants et sont très hétérogènes : « on y trouve aussi bien des cadres commerciaux que des enseignants du secondaire ou des clowns ». Todd leur donne ce qu'il estime leur vrai nom : « petite bourgeoisie CPIS » pour cadres et professions intellectuelles, « car c'est bel et bien la petite bourgeoisie de Marx réincarnée ».
3 – 50% : La « majorité atomisée » des professions intermédiaires (techniciens, infirmières, etc.), des employés qualifiés, des artisans ou petits commerçants représente la moitié de la population. Dans cette « typologie dynamique », elle ne cesse de croître.
4 – En bas de l'échelle sociale, il reste 30%, que Todd nomme, suivant Marx, le « prolétariat », comprenant les ouvriers et employés non qualifiés. Il les subdivise en 25% d'origine française ou européenne et 5% d'origine extra-européenne.
Il montre ensuite que c'est l'instabilité de la structure sociale qui produit l'immobilité d'un système politique qui, avec Macron, vire de la comédie à la farce tragique.

Un cycle des Gilets jaunes : 2018-2068 ?

Le mouvement des Gilets jaunes a montré que la France rebelle est toujours vivante : « Dans la façon d'agir des Gilets jaunes, dans leur révolte spontanée, à la fois anarchique et spontanée, nous avons retrouvé la France » estime Todd. « Notre vieille culture libérale et égalitaire a soudain réémergé et, avec elle, une capacité typiquement française de s'opposer à ses dirigeants ».  

Christophe Guilluy et Jérôme Fourquet ont mis en évidence une organisation nouvelle de l'espace français, en terme de fractures, de France périphérique et d'archipel français. Sur ce fond de décor le jeune géographe Geoffrey Pion, a construit, spécifiquement, une cartographie stratégique du mouvement des Gilets jaunes à partir de l'analyse de la page Facebook « Le Nombre Jaune ». Compte tenu du rôle des réseaux sociaux dans leur mobilisation, il a ainsi atteint 95% des groupes et individus concernés. Elle montre d'abord que leur répartition ne correspond pas à la l'implantation du vote lépeniste.

Son approche cartographique originale montre surtout que « si on retrouve partout sur le territoire national une opposition centre-périphérie, qui concerne à chaque fois, une métropole et la zone qui l'entoure, cela traduit de fait une homogénéité nouvelle du territoire », où « ce sont certes des groupes venus de zones périphériques qui viennent bloquer les centres-villes. Mais la société française a réagi, à peu près partout de la même façon ». Pas d'archipel français en vue : "Macron a donc réussi ce tour de force : porter la lutte des classes dans la France la plus paisible".

Dans ces conditions E.Todd ne voit « pas comment interpréter le phénomène Gilets jaunes autrement que comme un phénomène de lutte des classes : "pour des raisons d'urgence économique, une partie de la population se révolte contre un président qui a supprimé l'ISF, défait le code du travail et surtout met en péril leurs conditions d'existence"... et , depuis, détruit le système de retraite.

Pour E.Todd, « les Gilets jaunes ont fait naître de grands espoirs et, ce qui [le] concerne, l'ont réconcilié avec [son] pays, dont il commençait à désespérer : « je considère, à titre personnel, que j'ai une dette envers eux. Ils ont prouvé que nous, Français, étions encore capable de grandes choses ». Leur légitimité est plus que sociale et économique : elle a été morale. « Peut-être est-ce là la vraie leçon de ce mouvement : le début d'une reconstruction morale de notre pays ».

Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au XXIe siècle, Seuil, 2020, 374 p., 22 €.

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