Espèces d'espaces, Georges Perec (1974)


EXTRAITS

Espèces d'espaces : il n'y a pas un espace, un bel espace, un bel espace alentour, un bel espace tout autour de nous, il y a plein de petits bouts d'espace. Le problème n'est pas tellement de savoir comment on en est arrivé là, mais simplement de reconnaître qu'on en est arrivé là, qu'on en est là. Bref, les espaces se sont multipliés, morcelés et diversifiés. Il y en a aujourd'hui de toutes tailles et de toutes sortes, pour tous les usages et pour toutes les fonctions. Vivre c'est passer d'un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner.
La campagne : Je n'ai pas grand chose à dire à propos de la campagne : la campagne n’existe pas, c'est une illusion, un pays étranger. Pourtant, j'aime la campagne (j'aime aussi la ville, je ne suis pas difficile). J'aime être à la campagne : on mange du pain de campagne, on respire mieux, on voit parfois des animaux que l'on a pratiquement pas l'habitude de voir dans les villes, on fait des feux dans les cheminées, on joue au scrabble ou à d'autres petits jeux de société. On a souvent plus de place qu'à la ville, il faut le reconnaître, et presque autant de confort, et parfois autant de calme.
Le monde : le monde est grand. Étonnement et déception des voyages. Illusion d'avoir vaincu la distance, d'avoir effacé le temps. Être loin. Ou plutôt, découvrir ce que l'on a jamais vu, ce qu'on attendait pas, ce qu'on imaginait pas. Ce n'est pas ce qui a été au fil du temps, recensé dans l'éventail des surprises ou des merveilles de ce monde ; ce n'est ni le grandiose, ni l’impressionnant ; ce n'est pas forcément l'étranger : ce serait plutôt, au contraire, le familier retrouvé, l'espace fraternel...
Géographie : irréductible, immédiat et tangible, le sentiment de la concrétude du monde. Le monde, non plus comme un parcours sans cesse à refaire, non pas comme une course sans fin, un défi sans cesse à relever, non pas comme le seul prétexte d'une accumulation désespérante, ni comme l'illusion d'une conquête, mais comme la retrouvaille d'un sens, perception d'une écriture terrestre, d'une géographie dont nous avons oublié que nous sommes les auteurs.
Méthode : chasser toute idée préconçue . Cesser de penser en termes tous préparés, oublier ce qu'ont dit les urbanistes et les sociologues.
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
Georges Perec, Espèces d'espaces, Galilée, 1974.

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