« Décarboner l'Estuaire », un dossier de Place Publique #71 Été 2019


Selon l’Édito du directeur de la revue,  Franck Renaud, nous serions face à « une certaine urgence », sinon une urgence certaine : « La planète va mal, menacée par le réchauffement climatique. La biodiversité va mal, des centaines de milliers d’espèces seraient menacées d’extinction selon le rapport d’experts de l’Onu. Entraînées par les mobilisations répétées et massives de la jeunesse pour le climat des derniers mois, les consciences se réveillent. L’urgence écologique s’installe dans les esprits et la nécessité d’une transition – énergétique, mais pas seulement – s’impose, débordant des seuls cercles des militants écologistes. Face à cette urgence à agir, la métropole Nantes/Saint-Nazaire et l’estuaire de la Loire offrent un paysage singulier : ils sont une des principales portes d’entrée des énergies carbonées en France. Dès lors, comment changer de « modèle » et passer aux actes ? »

Décroissance et frugalité

Le dossier - sous-titré « transition écologique et changement climatique », fait la part belle aux écologistes et décroissants. Le philosophe Dominique Bourg, tête de la liste « Urgence écologie » aux dernières européennes, appelle à des mesures radicales et à changer un système « qui reste sur le référentiel des Trente glorieuses », et qu'il juge à bout de souffle. Pour lui, il devient plus que jamais nécessaire d’engager une politique de décroissance, même s’il admet « que ce n’est pas simple et politiquement délicat », tout comme l'acceptabilité des ZAD et de la taxe carbone.

Arnaud du Crest, militant écologiste pour une « vie simple » et frugale, plaide, lui, pour augmenter la durée du temps de travail, professionnel et domestique, pour partiellement substituer l’homme – les capacités énergétiques de l'homme, aux machines fonctionnant aux hydrocarbures. Il préconise de passer « de l'huile de roche à l'huile de coude » (Chronique Sociale).

Un paysage estuarien « post-carbone » ?

Guy-Pierre Chomette, auteur, et Franck Tomps, photographe, ont parcouru les prairies humides et arpenté les quais des ports, petits et grands. De ce périple, ils ont rapporté un texte et de belles photos de paysages et de celles et ceux qui vivent et travaillent en bord de Loire. Comme Yseult Choimet à la Maison du Port de Lavau-sur-Loire, ou Guillaume Douaud à la ferme de Mareil à la Chapelle-Launay. Place Publique publie un extrait de leur livre, Des Rives. Voyage dans l’estuaire de la Loire [éditions 303, 2019] , à l'approche de la raffinerie de Donges, illustré de quelques-unes des photographies de Franck Tomps, également l’auteur de l’image de la couverture de la revue, prise dans une prairie humide d’Indre, comme il y en a beaucoup dans les marais, au pied du Sillon de Bretagne.

L’agence d’urbanisme de la région de Saint-Nazaire (ADDRN) et l’École nationale supérieure de paysage de Versailles/Marseille ont réfléchi aux paysages qu’offrirait un estuaire post-carbone. Ils proposent ainsi, afin de fournir en biomasse la centrale de Cordemais, un réseau de fermes inspirées des « fermes ornées » du 17e siècle qui pourraient proposer des ressources de biomasse locales : bois, bocage, algues, espèces invasives… Utopie ? « Les signaux d’une transition vers la sobriété carbone sont perceptibles », écrit Claude Maillère, le directeur développement- innovation de l’agence.

Un paysage « post-carbone » de l'Estuaire qui tourne singulièrement le dos au Sillon de Bretagne

« Décarboner » l'Estuaire ?

Le dossier rappelle que plus des deux tiers des trafics du port de Nantes/Saint-Nazaire reposent sur les énergies carbonées : pétrole brut et raffiné, gaz naturel liquéfié, charbon… Ils sont destinés à la raffinerie de Donges, au terminal méthanier de Montoir-de-Bretagne et à la centrale thermique de Cordemais et représentent environ 14 % des besoins de la France en matière d’alimentation énergétique. Comment l’estuaire et son port peuvent-ils s’engager dans la transition énergétique ?

La centrale thermique EDF de Cordemais est à un tournant de son existence alors qu’elle est entrée en service voilà bientôt cinquante ans : si le gouvernement entend fermer les quatre dernières centrales au charbon de France d’ici à 2022, celle de Cordemais a obtenu un sursis. Parce que le réseau électrique français a encore besoin d’elle durant quelques années pour répondre aux pics de consommation de la période hivernale et parce qu’elle est engagée dans un processus de transformation en mettant au point un combustible tiré de bois de récupération et susceptible de remplacer le charbon. Lionel Olivier, qui dirige les centrales de Cordemais et du Havre – cette dernière étant appelée à fermer dès 2021 – précise les enjeux de cette conversion à la biomasse. Pas évident que la conversion partielle et tardive à la biomasse, soit un rempart suffisant à une fermeture programmée en 2022.

Pour le géographe Jacques Guillaume, « Quand cette centrale fermera, comment remplacera-t-on ce potentiel énergétique par une autre potentiel plus acceptable écologiquement ? Il est tout a fait logique de se poser la question ». Selon lui, « il est incontestable que la désindustrialisation énergétique de la Basse-Loire serait une mauvaise nouvelle dans la mesure où on ne peut concevoir l'estuaire que dans un cadre plus large. Dire que l'on va décarboner l'estuaire est tout à fait respectable comme affirmation politique, mais décarboner suppose d'envisager cette décarbonation à une échelle régionale, parce que l'estuaire n'a jamais existé pour lui-même ».

Comment décarboner un estuaire dont le port est dépendant du trafic d’énergies carbonées dans une région où l’agriculture consomme encore beaucoup d’engrais chimiques ? Philippe Audic, qui est ingénieur et préside le Conseil de développement de Nantes Métropole estime qu’il faudra du temps, beaucoup de temps. D’autant que le département de Loire-Atlantique et en particulier le métropole nantaise et l’agglomération nazairienne gagnent chaque année des habitants qui sont aussi des consommateurs d’énergie… Les énergies renouvelables ne pourraient-elles pas changer le donne et « verdir » cet estuaire ?

Il rappelle opportunément les connaissances de base sur le « Cycle du carbone » (p.41) : « quatrième élément dans l'univers, le carbone est naturellement très présent sur terre, tant sous forme solide (graphite, diamant), que dans des composés inorganiques divers (biomasse, tourbe, charbon, pétrole gaz naturel...) Au-delà des gaz carbonés, les oxydes et protoxydes d'azote (N2O notamment, issus de l'usage des engrais) ont un impact très fort et de « pouvoirs » d'effet de serre 300 fois supérieurs au gaz carbonique ». De quoi relativiser fortement le problème et l'urgence de la décarbonation ! Pour Philippe Audic « l'économie de l'estuaire et du port repose sur la fibre carbone », et sa transition énergétique n'est « pas commencée ». « La part des énergies décarbonées, elle, est déjà de 25% sur le besoin régional, car, pour l’essentiel, l'électricité qui alimente le territoire régional provient de la centrale nucléaire de Civeaux. Il est clair que le ciel, le soleil et la mer ne suffiront pas pour décarboner l'estuaire, d'autant que les productions d'origine renouvelable sont très largement intermittentes. Il faudra toujours pouvoir alimenter les consommateurs, même quand il n'y a ni vent, ni soleil! Et si le nucléaire était une partie de la solution à la décarbonation de l'estuaire ? » (p.43) Surtout avec la si longue attente du parc éolien de Saint-Nazaire (p.43)

A signaler également, dans ce PP#71, une contribution de Michel Mahé, président de l'AREMORS, sur l'"Opération Chariot en 1942 à Saint-Nazaire" (p.91).

Place Publique #71, 145 p., 12 €

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