Christophe Guilluy : "No Society, la fin de la classe moyenne occidentale"


Le nouvel essai du géographe Christophe Guilluy, s'élargit de la France périphérique au monde des périphéries. Nul doute qu'il suscitera de nouvelles polémiques, un tir de barrage nourri de la part de l'élite académique et médiatique. Commençons par le lire vraiment, et pas le caricaturer pour le critiquer plus facilement, comme ce fut le cas pour ses précédents essais à succès (Fractures françaises, La France périphérique, Le Crépuscule de la France d'en haut), mais ceci explique peut-être cela. Qu'en est-il cette fois ?

Sur les ruines de la classe moyenne, le monde des périphéries émerge

« There is no society» : la société, ça n’existe pas. C’est en octobre 1987 que Margaret Thatcher prononce ces mots. Depuis lors, son message a été entendu par l’ensemble des classes dominantes occidentales. Il a pour conséquence la grande sécession du monde d’en haut qui, abandonnant le bien commun, plonge les pays occidentaux dans le chaos de la société relative. Or, comme "la géographie ça sert à faire la guerre" (Y.Lacoste), aujourd'hui « la carte d'état-major de la classe dominante est, en effet, l'exact négatif de celle de la répartition des catégories modestes : il s'agit de la carte des métropoles, du progrès et de la mondialisation heureuse... bref, celle du marché ».

Les cartes du cahier couleurs central le mettent en évidence dans quatre pays :
  • En France : la faiblesse de la création d'emplois sur les territoires de la France périphérique : petites villes et une majorité des villes moyennes et secteurs ruraux et périurbains.
  • En Allemagne : les territoires populaires, notamment de l'Est, et les territoires les plus éloignés des grandes villes, enregistrent, en moyenne, les plus faibles créations d'emplois.
  • En Grande Bretagne : concentration de la création d’emplois dans le Grand Londres et surreprésentation des classe populaires dans les régions les moins dynamiques (ex-pays noirs du charbon et de l'industrie)
  • Aux États-Unis : la faiblesse de la création d'emplois sur les territoires où se concentrent ouvriers et employés, notamment dans la Rust Belt, les États du sud (Sun Belt) et, plus généralement, dans les territoires les plus éloignés des grandes villes.

Qui veut être « déplorable » ?

En 2016, Hillary Clinton traitait les électeurs de Trump de « panier de gens déplorables », tout comme en 2017, François Hollande qualifiait de « sans-dents », les ouvriers et employés précarisés. Ces insultes – d'autant plus symptomatiques qu'elles émanaient de la « gauche » - traduisent un processus de stigmatisation, d'ostracisation d'une classe moyenne devenue inutile. Une arme de classe contre les plus modestes qui vise à libérer la classe dominante du carcan national.
« L'entreprise est d'une telle efficacité qu'aujourd'hui toute expression populaire est immédiatement discréditée. Le scepticisme des ouvriers face au modèle mondialisé et à la construction européenne sera analysé comme un manque d'éducation, la demande de régulation comme le signe d'un repli identitaire, la colère des maires ruraux comme la résurgence d'un certain pétainisme ».
Pour Guilluy le processus de disparition de l'ancienne classe moyenne est ainsi engagé. « Pendant que la classe médiatique et académique poursuit son entreprise d'occultation et/ou de minimisation du phénomène, le petit monde d'en haut, des élites, des classes supérieures, des métropoles sait désormais qu'il est entouré d'un monde périphérique majoritaire hostile et dont le poids s'alourdit au rythme de la sortie de la classe moyenne des catégories qui en faisaient partie ».

De l'antifascisme d'opérette au « c'est plus compliqué que ça »

Dans le sillage du think tank Terra Nova, c'est le concept même de France périphérique qui est généralement visé par les élites académiques et politiques. « Comme toujours, l'argumentation est fallacieuse et tend à brouiller les pistes. Cela commence par le titre : « Vote des périphéries contre vote des métropoles, un schéma erroné ? » La « France périphérique » devient « les périphéries ». La falsification est annoncée d'entrée de jeu puisque la France périphérique ne se confond pas avec « les périphéries » : il existe des périphéries dans les espaces métropolitains comme dans la France périphérique. Répétons-le, cette dernière correspond aux territoires à l'écart des quinze premières métropoles et qui totalisent près de 60% de la population ».

L'arme fatale du "c'est plus compliqué que ça ! "

Le « c'est plus compliqué que ça » devient le leitmotiv d'une nouvelle arme de classe qui permet de verrouiller tout débat public par déni du réel. « L'existence d'un conflit de classes ? C'est plus compliqué que ça ! La disparition de la classe moyenne occidentale ? C'est plus compliqué que ça ! Les intérêts de classes divergents entre nouvelles classes supérieures et nouvelles classes populaires ? C'est plus compliqué que ça ! L'émergence d'une France et d'un Amérique périphériques ? C'est plus compliqué que ça ! La concentration des classes supérieures dans les nouveaux lieux du pouvoir économique et culturel que sont devenues les métropoles ? C'est plus compliqué que ça !... La désertification des services publics dans les territoires ruraux [et périurbains] ? C'est plus compliqué que ça ! » Mais sans qu'on sache jamais le fin mot de l'histoire.
En même temps, au nom d'on ne sait plus quel "argument d'autorité", les milieux de l'expertise médiatique et universitaire rivalisent de rapports "scientifiques" pour expliquer à quel point ce que l'on voit n'est pas ce que l'on croit. Tout particulièrement, ce petit monde nie l'existence des nouvelles classes populaires et des territoires où elles sont majoritaires ».

L'a-société en quête d'un soft power

La rupture de tout lien, y compris conflictuel, entre le haut et le bas, nous fait de la sorte basculer dans l’a-société. C'est désormais : no more society. La crise de la représentation politique, l’atomisation des mouvements sociaux, la citadellisation des bourgeoisies métropolitaines, le marronnage des classes populaires et la communautarisation sont autant de signes de l’épuisement d’un modèle qui ne parvient plus lui-même à faire société. Dans la dernière partie de son essai (pas une "thèse" ou un "traité" académique), Guilluy explique que la vague populiste qui traverse le monde occidental n’est cependant que la partie visible d’un soft power émergeant des classes populaires qui contraindra, de gré ou de force, le monde d’en haut à rejoindre le mouvement réel de la société ou bien à disparaître.

Un nouvel essai décapant du géographe Guilluy, à lire par soi-même, sans se soumettre a priori au déferlement attendu de la critique médiatique et académique, visant mais sans succès à l'invalider, comme les précédents.

Christophe Guilluy, No society, la fin de la classe moyenne occidentale, Flammarion, 2018, 242 p., 18 €

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