Émanciper l'émancipation de Jean-Pierre Garnier

L'émancipation est devenue un idéal creux, un mot passe partout qui meuble les discours des hommes politiques en manque d'inspiration et d'universitaires en mal de Grand Soir. « À lire ou à entendre, en effet, le flot de discours de la mouvance "radicale" voire "insurrectionnelle", tout le monde serait en train de s'émanciper ou sur le point de s'émanciper, sauf eux ». Assurément, « la révolution n'est plus ce qu'elle était », avait pourtant conclu dès 1979 le sociologue et marxiste non-orthodoxe Henri Lefebvre, alors que la vague "contestataire" soixante-huitarde dans laquelle il avait mis imprudemment ses espoirs de changement de société achevait de se retirer. En serait-il de même aujourd'hui pour l'émancipation ? Pour Jean-Pierre Garnier, « on serait tenté de le supposer au vu de la production discursive pléthorique dont le concept fait l'objet au point de devenir un fourre-tout passe-partout accommodé à toutes les sauces idéologiques en vogue du moment. Va-t-il dès lors falloir émanciper l'émancipation de l'emprise des "travailleurs intellectuels" qui se le sont approprié ? » C'est ce à quoi s'attache la première partie du livre, la seconde étant consacrée, elle, au "Marxisme lénifiant" – tout l'inverse du léninisme – c'est-à-dire à « la politique bourgeoise au poste de commande ».




L'émancipation émancipée

Connu pour sa critique sans concession de la gauche pseudo-contestataire, Jean-Pierre Garnier*, sociologue et urbaniste critique, s'attelle donc d'abord à un travail de dé/reconstruction théorique du concept d'émancipation. Tout autant fidèle à Marx qu'au mouvement anarchiste, il extirpe l'idéal d'émancipation du champ sociétal et réformiste, où on l'enferme habituellement, pour lui redonner toute sa profondeur progressiste et révolutionnaire. Faisant le bilan des luttes et des espoirs qui ont traversé le 20e siècle, il mobilise la pensée d'Henri Lefebvre qui sut déceler en son temps les impasses des politiques prétendument émancipatrices. S'opposant plus que jamais à l'intellectualisme bavard, et au « radicalisme de campus » il affirme que tout idéal émancipateur authentiquement progressiste ne saurait se situer ailleurs que sur le terrain de la politique et du social, pour constituer et réaliser ce qu'il qualifie d'utopie concrète qui pourrait dynamiser les luttes sociales et politiques en cours et à venir.

Il convient selon lui d'en revenir à ce que Lefebvre énonçait dans la Somme et de reste (1958) et qui éclaire le mieux, selon l'auteur, le fond de sa pensée : « s'il y a quelque chose qui doit passer par l'épreuve de l'abaissement et d'humiliation – du dépérissement et de la disparation – pour que s'accomplisse ce qui est en cours, c'est bien l’État et la politique ». Selon J-P Garnier, Henri Lefebvre ne fait par-là que prolonger la visée profonde de Marx et de bien d'autres, à savoir « l'idée de la production – ou de la création – de nouveaux rapports sociaux qui ne soient pas des rapports de pouvoir, de domination ». Contrairement cependant à ce qu'il est parfois arrivé à H.Lefebvre de supposer, « un tel projet, pour être mené à bien, n'a nul besoin d'une nouvelle avant-garde, pas plus que d'être baptisé d'un nouveau nom puisqu'il en a déjà un : l'auto-émancipation ».

Territoires de l'auto-émancipation

À l'appui de la reconnaissance de la dimension territoriale des luttes pour l'émancipation – trop souvent négligée par le marxisme selon certains théoriciens en vogue aujourd'hui dans les milieux libertaires, oublieux du Marx de « La guerre civile en France » (1871) – on fait volontiers valoir son « importance centrale dès la pratique moderne de l'autogouvernement démocratique, avec la Commune de Paris ». C'était aussi la thèse développée par Henri Lefebvre dans son propre ouvrage sur la Commune, où il analysait la manière dont l'espace urbain devient un facteur crucial dans la Paris post-haussmannien. De la même manière, « dans un article écrit "à chaud" sur le déclenchement de l’insurrection étudiante de mai 1968, l'organisation et d'usage de l'espace urbain sont au centre de l'attention de H. Lefebvre comme facteur principal de l'explication de ce qui se déroule » alors, souligne J-P Garnier. Pour lui, dans un cas comme dans l'autre, « Lefebvre porte un intérêt particulier aux relations centre-périphérie, dans la mesure où son argument clé consiste à affirmer que ceux qui sont spatialement marginalisés cherchent à reconquérir le centre ». Mais, estime-t-il, « à trop focaliser l'attention sur la dimension spatiale des affrontements, on finit par reléguer à l'arrière plan l'essentiel, leur dimension sociale c'est-à-dire de classe, au risque de pratiquer des amalgames transhistoriques débouchant sur la confusion des situations ». Le risque est manifeste, et la preuve en est apportée par les partisans de la prépondérance à accorder à la dimension territoriale des mouvements sociaux aux dépens de leur dimension de classe lorsqu'ils en viennent, à citer pèle-mêle, comme exemples des « nouvelles formes d'expérimentions démocratiques » les « mouvements des places » du début de la dernière décennie : révolutions arabes, Indignés, Occupy, Occupy Gezi, Maïdan, Nuit debout, etc. « Lesquelles ont peu, voire rien, à voir entre elles et encore moins avec l'émancipation des travailleurs de l'emprise du mode de production capitaliste », estime J-P Garnier à juste titre.

Cela dit, loin de tout amalgame douteux, il reste qu'Henri Lefebvre nous a cependant légué tout un arsenal de concepts (centre-périphérie, conflictualité, mondialité, domination/appropriation, contradictions socio-spatiales, différence, relégation, etc. ) qui permettrait de mieux penser la dimension territoriale des luttes de classes d'aujourd'hui se rapportant de plus en plus clairement à des contradictions et antagonismes socioterritoriaux. Un cadre incontournable pour toute visée réaliste d'auto-émancipation.

* Jean-Pierre Garnier est l'auteur, entre autres, de Le Grand-Guignol de la gauche radicale (Éditions Critiques, 2017) et : Une Violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (Agone, 2010).

Jean-Pierre Garnier : émanciper l'émancipation, Éditions critiques, septembre 2018, 160 p., 12 €.

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