Plaidoyer d’Alain Badiou pour un nouveau communisme

Étrange idée que de se lancer dans la défense de la politique au terme d’une année 2017 marquée, en France comme ailleurs, par l’affichage d’un paysage bouleversé. Est-il encore possible d’envisager la politique autrement que comme l’affrontement des cynismes et des opportunismes ? L’éloge de la politique* d’Alain Badiou, philosophe marxiste, tourne au plaidoyer, largement paradoxal, pour un nouveau communisme qui revisite enjeux et perspectives. Quelle articulation entre puissance et justice ? Quelles sont les échelles de la démocratie ? Que sont l’espace géographique et le temps historique du militantisme de l’émancipation ? Pourquoi n’y a-t-il que deux voies et deux voies seulement : celle du capitalisme et celle de l’hypothèse communiste ? Quels sont les quatre principes de base d’une voie communiste revisitée ? Ces questions qui surgissent de l’actualité trouvent ici un tout autre éclairage.

Puissance ou justice ?

Pour Alain Badiou, le choix s’opère plus que jamais « entre la politique définie comme pouvoir, c’est-à-dire basculée entièrement du côté de la puissance de l’État, et la politique définie comme justice, c’est-à-dire basculée du côté de questions telles que : qu’en est-il dans cette affaire de la collectivité, de la relation entre ses membres, des aspirations qui sont les siennes ? Qu’en est-il de catégories comme l’égalité et la liberté ? D’après lui « il y a à la fois un lien et un conflit » entre puissance et justice, tant la question de la justice devient, nécessairement, celle du pouvoir juste.  Machiavel, dès la Renaissance, avait défini la politique comme un art souverain du mensonge, ayant comme objectif de « conquérir le pouvoir en faisant des promesses qui ne sont jamais tenues ». Ce n’est qu’assez tardivement, au XVIIIe siècle avec Rousseau et ensuite « avec les efforts des penseurs révolutionnaires du XIXe siècle, notamment Marx et Engels, bien sûr, mais aussi Proudhon, Fourrier, Feuerbach, mais également Auguste Comte, ou Blanqui, on en est venu à l’hypothèse selon laquelle il se pourrait bien qu’en réalité la justice soit incompatible avec le pouvoir. Du coup, la perspective concernant la politique change : le pouvoir d’État pourrait n’être qu’un instrument transitoire, nécessaire pendant toute une séquence de l’histoire, mais appelé à disparaître au profit d’une justice qui, en quelque sorte, serait aux mains de l’humanité elle-même ».

La démocratie, à toutes ses échelles

La démocratie est également marquée par un tel dualisme : « mécanique électorale et représentative ordonnée au pouvoir d’État ou bien processus concrets qui sont l’expression possible d’une volonté populaire sur des questions déterminées ». Mais nous savons bien, et désormais tout le monde le sait, que « le régime dans lequel nous vivons n’est pas démocratique au sens authentique du terme ». D’autant que nous ne sommes aucunement assurés non plus que « les gens que nous désignons lors du rituel électoral, et qui sont censés nous représenter, soient réellement ceux qui décident de ce qui va se passer dans le monde tel qu’il est ». Le pouvoir est ailleurs, « ce qui réduit la contribution d’un citoyen quelconque à une pauvre convocation, tous les quatre ou cinq ans, dans ce qui n’est qu’une mise en scène de décisions déjà prises ailleurs ».
Mais, quand on cesse d’être obnubilé par l’État, la politique repose dès lors sur cet « élément fondamental qu’est la vision que l’on se fait et que l’on soutient de ce que l’humanité, ou du moins la collectivité à laquelle on appartient, doit devenir ». Cette collectivité ne s’incarne pas seulement dans les grands pays, mais existe à des échelles bien plus diversifiées : « la société est en réalité un maillage complexe, à l’intérieur duquel la possibilité de convoquer des assemblées et de discuter de ce qu’on veut faire est constamment ouverte. Qui peut faire cela ? Qui peut organiser, à toutes les échelles possibles, ce genre de discussions et les décisions pratiques qui en résultent ? Ce sont évidemment ceux qui sont porteurs d’une vision stratégique de ce que la société doit devenir. La politique c’est, quand même, dans sa réalité pratique, un rapport construit entre, d’un côté, ceux qui sont porteurs d’une vision un peu clarifiée du devenir de la société, et de l’autre, l’existence effective et concrète de cette société elle-même, à telle ou telle échelle ». À la géographie multiscalaire du pouvoir, terrain de la gouvernementalité [M.Foucault] du capitalisme, doit donc répondre une territorialisation démultipliée du militantisme émancipateur.

Éloge du militantisme, de la géographie à histoire

Le militant de l’émancipation, du combat contre le capitalisme, n’est pas le pure jouet d’un activisme sans principe. En réalité, « c’est celui qui a une idée sur le destin de la collectivité ; qui fait dans son existence propre des trajets nouveaux dans la société ; qui rencontre le maximum de gens dans des situations différentes ; qui discute avec eux de leur situation ; qui aide à éclairer cette situation à partir d’un point de vue d’ensemble ; qui fait là-dessus un travail d’éducation, de discussion, d’éclaircissement ; qui recueille les idées des gens qui sont internes à la situation ; et qui, finalement, avec eux, travaille à la transformer, cette situation, à l’échelle où il se trouve. Cette échelle peut être aussi bien l’échelle d’un marché, l’échelle d’une ville, ou, dans certaines circonstances, l’échelle d’une région ou d’un pays, cela dépend des circonstances qui sont celles de l’histoire ». 
Car la rencontre entre la politique et l’Histoire n’intervient que dans des circonstances exceptionnelles, pour des évènements proprement politiques qui « créent à grande échelle pour les peuples des possibilités inédites ». Et, « si, dans une conjoncture donnée, ce genre de possibilités n’existe pas, eh bien, il faut savoir travailler à une échelle moindre. La conviction politique doit exister, et on sait que si elle existe à petite échelle, cela renforcera beaucoup son existence à grande échelle ». Ce que pense Badiou c’est que « la politique revient à faire exister une idée dans une situation ». Et pour "faire" de la politique, « il faut non seulement avoir une vision réfléchie et soumise  à la discussion générale de ce que la collectivité peut et doit devenir, mais aussi expérimenter cette idée, cette vision, à l’échelle où on peut le faire ».
De sorte qu’un grand événement politique, à son avis, « c’est le moment où cette possibilité se met à exister à grande échelle. On voit alors apparaître, de tous les coins où les discussions et les initiatives à petite échelle ont eu lieu, des gens qui vont donner leur avis, qui vont orienter le cours des choses, qui vont prendre des décisions ».

Deux voies et deux seulement : capitaliste et communiste

Dans le monde contemporain, au niveau de ce qu’il appelle l’idée, Alain Badiou estime qu’il existe deux voies et que la politique est en définitive la dialectique conflictuelle de ces deux seules orientations.
- D’un côté, il y a l’orientation dominante et hélas écrasante : « celle selon laquelle les vrais maîtres des sociétés sont, inévitablement, les maîtres de l’économie, c’est-a-dire les possesseurs des instruments du production et autres contrôleurs de l’espace financier ». Cette voie, il est simple et juste de l’appeler la voie capitaliste.
- De l’autre il y a, « faiblement, ou il n’y a presque pas, ou il y a déjà eu plus fortement, une autre voie. Elle affirme que la collectivité doit se réapproprier l’ensemble des moyens de son existence, des moyens économiques, productifs et financiers ». C’est la voie qui a été appelée communiste. Pour Badiou, non seulement il faut continuer à l’appeler ainsi, et il pense même que « renoncer à ce mot ne serait jamais qu’une défaite ». Ce mot de communisme, pris dans son sens originel, dit parfaitement ce qu’il convient d’en dire : mettre les choses en commun, se placer sous l’impératif du bien commun. La politique alors ne consiste nullement dans le choix des meilleurs gestionnaires de la santé du capitalisme contemporain : « elle est la mise en œuvre de la conviction que ce qui est commun, le bien commun, doit effectivement être exercé en commun ».
L’existence de ces deux voies, la capitaliste et la communiste, est ainsi le principe majeur de la réalité effective du débat politique. Finalement, « si la question du présent est celle du capitalisme et de sa fin, la politique nouvelle ne peut qu’être un communisme ». C’est elle qui s’oppose, ou s’opposera, au consensus contemporain, qui veut que la politique soit exclusivement la gestion aussi raisonnable que possible d’un capitalisme éternel ».

Les quatre principes d’une "hypothèse communiste" revisitée

La grande victoire de la réaction capitaliste dans la dernière partie du XXe siècle aura été de faire disparaître l’hypothèse alternative, de faire comme si elle n’existait plus. Mais, quand un mot aussi décisif que celui de "communisme" est banni du champ politique, « il n’y a plus, pour commencer, qu’à essayer de le réintroduire ». Même si cela implique «  de faire notre propre bilan de l’échec du "communisme" historique, de l’échec des "États socialistes", à la lumière du maintien de l’hypothèse et non à partir de sa disparition » (souligné par l’auteur).
Quels sont, selon Badiou, les quatre grands principes du communisme ? Il s’agit d’en finir :
-         Avec le contrôle par la propriété privée de l’appareil productif : « IL faut en finir avec l’oligarchie capitaliste qui domine actuellement le monde entier ».
-         Avec les figures de les formes de la division du travail, en particulier avec les divisions hiérarchiques entre tâches de direction et tâches d’exécution, et plus généralement « entre travail intellectuel et travail manuel ».
-         Avec l’obsession des identités : « cessons d’enfermer la politique dans la carcan des identités, qu’elles soient raciales, nationales, religieuses, sexuelles ou autre », telles que communautaires ou régionales.
-         Avec ce qui commande tous les autres, « non pas en renforçant sans arrêt les mécanismes autoritaires de l’État, mais au contraire en diluant petit à petit l’État dans les délibérations collectives, ce que Marx appelait "le dépérissement de l’État", au profit, disait-il d’une  "libre association" ».


* Alain Badiou, avec Aude Lancelin, Éloge de la politique, coll. Café Voltaire, Flammarion, 2017, 140 pages, 12 €.  



           

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