Le sympathisant de Viet Thanh Nguyen

Confession d’un homme double. Le sympathisant Viet Thanh Nguyen, traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Baude Belfond, 504 pages, 23,50 euros.
Extrait (chapitre 1)

"Je suis un espion, une taupe, un agent secret, un homme au visage double. Sans surprise, peut-être, je suis aussi un homme à l’esprit double. Bien que certains m’aient traité de la sorte, je n’ai rien d’un mutant incompris, sorti d’une bande dessinée ou d’un film d’horreur. Simplement, je suis capable de voir n’importe quel problème des deux côtés. Parfois je me flatte d’y reconnaître un talent ; modeste, certes, mais c’est peut-être le seul talent que je possède. D’autres fois, quand je constate à quel point je suis incapable de regarder le monde autrement, je me demande s’il faut parler de talent. Après tout, un talent est une chose que vous exploitez, et non une chose qui vous exploite. Le talent que vous ne pouvez pas « ne pas » exploiter, le talent qui vous possède, celui-là est dangereux, je dois bien le reconnaître. Mais au mois où débute cette confession, ma façon de voir le monde passait encore pour un atout plutôt qu’un danger, comme il en va de certains dangers.
Le mois dont je parle, c’est le mois d’avril, le plus cruel de tous. Un avril au cours duquel une guerre qui durait depuis très longtemps finit par s’épuiser, comme toutes les guerres. Un avril qui changea tout pour les habitants de notre petite partie du monde et rien pour la plupart des habitants du reste du monde. Un avril qui fut à la fois la fin d’une guerre et le début de… La « paix » n’est pas le bon mot, n’est-ce pas, cher commandant ? Un avril qui me vit attendre la fin derrière les murs constellés de tessons de verre sombre et coiffés de barbelés rouillés d’une villa dans laquelle j’avais passé les cinq dernières années. J’y avais ma propre chambre, un peu comme dans votre camp, commandant. Certes, le terme qui convient est « cellule d’isolement » plutôt que « chambre » et, au lieu d’un domestique venant nettoyer tous les jours, vous m’avez attribué un gardien au visage poupon qui ne nettoyait rien du tout. Mais je ne me plains pas. Pour écrire cette confession, je n’exige que l’intimité, pas la propreté."

Viet Thanh Nguyen

Magistral premier roman sur la guerre du Vietnam, « le Sympathisant » a obtenu le prix Pulitzer 2015. Le narrateur, « le Capitaine », est un agent double, fils d’un prêtre catholique français et d’une vietnamienne. Binational, envoyé comme espion aux Etats-Unis, il incarne des loyautés divisées : occidental et oriental, communiste et capitaliste. Prisonnier du régime vietnamien, il se remémore la chute de Saïgon, sa carrière d’espion, les trahisons, l’exil avec les boat people, la torture à son retour au Vietnam. 

Né en 1971 à Buôn Ma Thuột au Sud Vietnam, Viet Thanh Nguyen a également publié « Refugees », un recueil de nouvelles, et  un essai sur la mémoire de la guerre du Vietnam, « Nothing Ever Dies: Vietnam and The Memory of War (2016), en cours de traduction. Il enseigne à l’université de Californie du Sud.
Lire son entretien dans l'Humanité :

https://www.humanite.fr/viet-thanh-nguyen-je-suis-devenu-ecrivain-pour-ecrire-sur-le-peuple-vietnamien-640702

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