Faisant suite à ses précédents ouvrages - « L’Homme spatial » (2007) et « De la lutte des classes à la lutte des places » (2009) - dans ce nouvel ouvrage Michel Lussault s’interroge sur la question clé de la géographie, celle du lien spatial, à diverses échelles. A l’heure commune de la mondialisation, « qu’en est-il de cette expérience primordiale et toujours renouvelée de notre rapport personnel, à la fois intime et social, privé et public, aux espaces et aux temps de notre existence ? ». Pour y répondre il nous invite à aller à la rencontre de quelques lieux ou types de lieux contemporains marquants, à partir de l’hypothèse du regain d’importance de la question du local. Paradoxalement, « celui-ci occupe de nouveau le centre de la scène » alors qu’on « tend souvent à présenter la globalisation comme un processus de lissage et d’homogénéisation des espaces terrestres ». Dans cette recherche, complexe et conflictuelle, il avait déjà caractérisée comme une « lutte des places » le fondement puissant des dynamiques économiques, sociales et politiques, des mouvements anciens (sit-in, squats, occupations de terres en Amérique latine) et plus récents, style Occupy Wall Street.
L’auteur part aussi du constat de
la recrudescence du localisme et de ses idéologies territoriales qui postulent
que la localité est l’échelle pertinente d’une société harmonieuse. Nourrissant
des néolocalismes, elle s’incarne souvent dans un régionalisme identitaire ou
dans le confinement de l’esprit de clocher. Pourtant, « le local redevient
à la fois central dans les pratiques quotidiennes de tout un chacun et la
référence d’un nombre croissant d’imaginations géographiques et
politiques », avec le risque que néo-localisme "valorise
"l'en-soi" [et l'entre-soi] des valeurs locales".
A l’inverse de ceux qui, tel
l’anthropologue Marc Augé (1992) , voient dans la globalisation la
multiplication de "non-lieux" clonés, M.Lussault, lui, se dit
« plutôt tenté de voir des lieux partout » ! Selon lui, un nouveau
genre de lieu s’impose, qu’il nomme donc hyper-lieu. Pourquoi "hyper" ? Parce que cela "renvoie au
constat empirique du surcumul incessant". "C'est l'hyper-lieu et pas
le non-lieu qui doit guider l'analyse du contemporain". Pour le démontrer,
il analyse divers cas et exemples, les plus
"iconiques", d’hyper-lieux connectés et ubiquitaires: les shopping
malls, les aéroports, la piazza San Marco à Venise, Times Square
à New York. Il pense « que tous les lieux d’aujourd’hui s’avèrent, d’une
manière ou d’une autre, peu ou prou, des hyper-lieux ». Il voit donc des
hyper-lieux partout, en même temps qu’il envisage, pour suivre les thèses du
GIEC sur le réchauffement climatique global, « un hyper-lieu unique »
de l’anthropocène.
Pourtant, au-delà des principes et caractéristiques
communs aux "hyper-lieux", Lussault est cependant conduit à
envisager des lieux sensiblement "autres" : d’abord, les lieux
hyper-catastrophiques (Fukushima), puis les alter-lieux (Jungle de Calais) et,
aussi, des contre-lieux, espaces de refus (ZAD) où « certains entendent
porter la contestation de la mondialité capitalistique et même proposer de
nouvelles formes spatiales de vie en commun, fondées les vertus proclamées
d’une localité en décalage avec l’ordre globalisé ». Mais l’auteur pointe
cependant la fragilité de la pensée politique de ces types de mouvements,
"en tout cas de ceux qui ne se réfugient pas dans le confort de la
rhétorique révolutionnaire et l'appel à la société libérée du salariat et de la
propriété".
L'auteur mobilise des références plutôt classiques dans
cette problématique : Marc Augé (1992), pris à contre-pied pour ses
"non-lieux"; Manuel Castells (1998) pour la société en réseaux ;
Alberto Magnaghi (2003) pour son "projet local" ; Pierre Veltz
(1995 et 2005) pour les "villes et territoires en archipel" de la
mondialisation; et Thierry Paquot (2015) pour ses "désastres
urbains". Le cas d'Henri Lefebvre est sommairement réglé - en une note
infra-paginale de 4 lignes - autour du "droit à la ville" réduit à un
slogan. Lefebvre est pourtant à l'origine des concepts de mondialité,
d'habiter, de critique de l'urbanisme - bien avant celle de Thierry Paquot - de
conflictualité de l’espace, etc. Nouvel exemple de déni persistant de l’héritage
lefebvrien chez les géographes français. De la même manière, l’absence de toute
référence à David Harvey qui s’est pourtant penché de façon remarquée sur les
"villes rebelles" (2015), accentue le sentiment d’une volonté de
mise à l’écart de toute forme d’approche marxiste critique.
Dans l’écoumène contemporain, qu’est-ce qui
caractériserait l’habitat terrestre des humains ? Pour Lussault, « partout
des lieux, du concret, du solide, des spatialités, des corps ; toujours
des récits, des affects, des sens, entre tout et tous des lignes matérielles et
immatérielles de passages et de vie ». Soit, mais malgré l’analyse
approfondie de nombreux cas « des nouvelles géographies de la
mondialisation » privilégiant les hyper-lieux et certains de leurs
avatars (alter-lieux, contre-lieux…), à sa lecture cet ouvrage perd un peu en
chemin son fil d’Ariane, tel qu’annoncé. Car in fine on ne voit toujours
pas très clairement et concrètement comment les seuls hyper-lieux
« s’avèrent être les creusets où s’élaborent, discrètement sans doute, à
bas bruit sans cesse, les cadres théoriques et pratiques possibles d’une
politique et d’une éthique nouvelles des espaces habités ».
Michel Lussault, Hyper-lieux, les nouvelles
géographies de la mondialisation, Seuil, 2017, 22 €
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