“Madame Cocaud of Savenay” par Alexander Woollcott (5 avril 1918)

Alexander Woollcott (1887-1943) est un "inconnu célèbre" quand il arrive à Savenay en juillet 1917. Avant la Grande Guerre il était, depuis 1914, critique dramatique au New York Times. Francophile, il connaissait déjà bien l’Europe et surtout Paris, dont il restera amoureux toute sa vie. Engagé volontaire sans grade (private) en 1917, sa présence en France passe d’abord par Savenay, au deuxième semestre 1917, puis en 1918 par Paris, à la rédaction de l’hebdomadaire Stars and Stripes, le journal de tous les Doughboys (soldats américains du rang) en France. Prenant très à cœur ce travail journalistique, cet étonnant sergent devient pourtant le correspondant de guerre attitré du journal dans la zone américaine du front en Lorraine. 

A.Woollcott à Savenay en 1917
Après la guerre, et un bref "retour en Bretagne" à Savenay, New-yorkais dans l’âme, il reprend sa carrière de chroniqueur dans divers journaux et revues (New-York Times, New York Herald en 1922, et The World en 1929). En même temps, il participe au cercle artistique et intellectuel de la Table ronde de l’Algonquin pendant les années vingt. Dans les années trente il élargit son activité d’homme de spectacle au théâtre, comme auteur et acteur dans plusieurs pièces jouées à Broadway et en tournée, au cinéma comme scénariste, et à la radio (The Town Crier, sur CBS), devenant une voix connue par des millions d’Américains. Il est reçu plusieurs fois à la Maison Blanche et entretient une correspondance avec Eleanor Roosevelt, first lady aussi peu conformiste que lui-même comme militaire.

Les sources historiques le concernant sont multiples et variées : d’innombrables lettres, dont 262 ont été collectées et en partie publiées en 1944 ; des articles de presse, notamment dans Stars and Stripes (un recueil est publié dès 1919[1]) et le New York Times. Après sa mort, le 23 janvier 1943, en direct à la radio dans une émission sur l’Allemagne de Hitler, plusieurs biographies lui ont été consacré - en 1946, 1976 et 1978 - ne laissant dans l’ombre aucun moment ou aspect de sa vie, ses qualités incontestables tout comme ses défauts notoires. Ses propos continuent d’être cités, comme celui de l’épicurien qu’il était : « Tout ce que j’aime est soit illégal, immoral ou fait grossir ». Ou encore, toujours d’actualité aux Etats-Unis comme en France :  « Je suis fatigué d'entendre dire que la démocratie ne fonctionne pas. Bien sûr que ça ne marche pas : nous sommes censés la faire fonctionner ! ».  Jeune étudiant, au Hamilton college il se disait socialiste, mais « sans trop savoir ce que ça peut vouloir dire » rapporte un biographe. S’il fut marxiste, c’est uniquement tendance Harpo, le cadet du trio des frères Marx, qui deviendra son meilleur ami dans les années 20. Il dit encore : « il n’y a pas de telle chose dans la vie de quelqu'un comme un jour sans importance », affirmant le poids du quotidien dans sa vie et peut-être dans l’histoire elle-même. Avec ces formules, dont beaucoup font toujours mouche de nos jours, il est l’inventeur du tweet, avant l’heure d’Internet.

Même si dans cette vie bien remplie ses deux séjours à Savenay ont été très brefs  - six mois pour le premier, fin 1917, et vingt quatre heures pour le second, en 1919 - ils ont été suffisamment marquants pour qu’Alexander Woollcott ne les oublie jamais et continue toute sa vie d’y faire référence de diverses manières : chroniques, récits, publications, recueils jusqu’en 1944. Repris plusieurs fois de 1918 à 1944 son texte sur Mme Cocaud, modeste gargotière d'un fast food à la mode de Bretagne ouvert avant tout aux Sammies du rang, en a fait la savenaisienne la plus renommée dans le monde !



[1] Sergeant A.Woollcott, The Command is Forward, tales of the A.E.F. battelfields as they appeared in The Stars ans Stripes, 1919.

Le texte ci-dessous était initialement un article d’Alexander Woollcott, publié dans le numéro du 5 avril 1918 de Stars and Stripes, le journal des soldats du corps expéditionnaire américain en France, sous le titre : "Sa table est ouverte aux hommes du rang : une mère française endeuillée trouve le réconfort en nourrissant les garçons de l'A.E.F. (American Expeditionary Force) avec des douceurs qui sentent bon le fait-maison".
Il a été republié ensuite plusieurs fois, avec certaines modifications, notamment comme chapitre XXXIV d’un recueil des articles d’A. Woollcott intitulé : “The Command is Forward (Tales of the A.E.F. battlefields as they appeared in The Stars and Stripes)”, New York 1919, pp. 294-300.

Une traduction française en a été publiée en 1988 par Camille Hussenot-Plaisance dans son livre : “Savenay, 1917-1919, vingt-quatre mois au rythme américain", Ed. Mairie de Savenay, 1988, chapitre 6, pp. 111-115, sous le titre : "Une oasis : la buvette de la mère Cocaud". Nous en republions ci-dessous le texte, illustré par un dessin de C. LeRoy Baldridge.

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Madame Cocaud de Savenay


Voici l’histoire d’une petite vieille dame à la voix douce, qui tient le meilleur restaurant de France, c’est du moins ce que pensent ses clients. Il y a, ou il y a eu dans le passé, beaucoup de restaurants réservés aux officiers, mais celui-ci est un endroit que les hommes de troupe se gardent jalousement, leur préféré. Non pas qu’un Colonel ne puisse prendre un repas ici, mais il ne sera pas aussi bon marché, aussi abondant, aussi vite servi, car Mme Cocaud cuisine pour l’amour de l’art, et son cœur penche pour les hommes du rang.

C’est seulement depuis l’arrivée des Américains que Mme Cocaud a ouvert un restaurant. Pendant vingt-neuf ans, elle a tenu une petite buvette dans le jardin en face de la mairie de Savenay, un coin d’une ville française si vieux que, pourvu que vous ayez un guide, vous pouvez encore trouver des vestiges du mur que les Romains avaient construit quand les Germains commençaient tout juste à poser des problèmes. C’est là qu’elle vivait avec son fils et travaillait de toutes ses forces à lui donner une éducation aussi bonne que celle de n’importe qui dans la région.

Dessin de C. Le Roy Baldridge
dans Stars and Stripes

Elle y réussissait, et il commençait à avoir une solide réputation chez lui et à l’étranger comme Professeur et Conférencier sur la Paix, lorsque la guerre arriva et qu’il partit pour le front [1]. C’est au cours du deuxième automne de la guerre que la nouvelle de sa mort atteint la petite maison en face de la mairie et ce qui éclairait la vie de Mme Cocaud s’éteignit. Elle resta seule avec ses souvenirs, petite femme silencieuse et grave qui semblait avoir oublié le sourire.

Puis un beau jour, quelqu’un choisit sa ville comme site privilégié de ce qui est maintenant un poste de l’armée américaine en pleine expansion, et un bel après-midi au milieu de l’été les premiers Américains arrivèrent bruyamment sur le pavé des rues étroites. La plupart d’entre-eux se dirigèrent vers les cafés dont les enseignes se balançaient et où les petites tables vertes des terrasses étaient une invitation pour tous.

Mais un garçon fatigué et poussiéreux glissa sa tête par la porte de Mme Cocaud et demanda des œufs. Il disait « woofs » mais elle comprit et comme il semblait très jeune et très affamé, elle lui en prépara une grande assiette et retourna dans la pièce du fond pour essuyer furtivement ses yeux du coin de son tablier. Ce n’est que parce qu’il insista avec véhémence pour payer quelque chose qu’elle fixa à regret un prix manifestement dérisoire et se trouva ainsi lancée de manière inattendue dans la restauration.

A partir de ce jour il devint difficile chaque soir, de trouver un coin chez Mme Cocaud, dans ce tout petit endroit, où étaient pendus de nombreuses casseroles et autre pots de cuivre étranges, et décorés de saucisses plus étranges encore. De ce coin, à travers l’épais brouillard de fumée qui flottait dans la veille cuisine tachée par le temps, on pouvait voir Mme Cocaud penchée sur son foyer en gloussant, et produisant à partir d’un feu de brindilles des merveilles d’omelettes, biftecks, pain perdu, et saucisses de campagne.

Les meilleures et les plus connues étaient ses crêpes, la petite pâtisserie française dont personne n’a jamais su quand il en est rassasié. On dit qu’il faut vingt ans pour apprendre à les retourner dans la poêle et les faire sauter de la même manière dans votre assiette comme Madame Cocaud sait le faire. Elle cuisinait auparavant seulement pour son garçon quand il revenait à la maison en vacances, mais elle a maintenant tant de garçons qu’elle doit appeler un voisin pour l’aider aux crêpes. Elle espère même, sans doute en vain, apprendre à quelques Américains comment les faire eux-mêmes.

Les voisins ont remarqué que Mme Cocaud recommence à sourire pour la première fois depuis le deuxième automne de la guerre. Ils remarquent aussi, avec une désapprobation marquée, qu’elle fait payer ses repas à un prix si bas qu’il frise l’indécence. Ils se disputent avec elle à ce propos. Un jour, les Américains partiront, car la guerre ne durera pas toujours, disent-ils, et elle devrait faire quelque petit profit en prévision de la solitude des années à venir. « Dame non », est sa seule réponse. Que ferai-je d’une fortune, pour qui la dépenserai-je ?

De ce fait, elle semble se considérer comme une sorte de responsable du mess de l’armée américaine. Pour elle, c’est une question de solidarité communautaire. Quand elle a beaucoup de travail, elle est si occupée à tenir la poêle qu’elle demande à ses clients de revenir une autre fois pour régler leur note. Avant que ces denrées ne se soient raréfiées, lorsque son propre stock de sucre ou de confiture était épuisé, elle attendait d’eux qu’ils ouvrent leur colis, ce qu’ils faisaient. Il est vrai que de temps à autre, l’un apporte par exemple un pot de sirop et demande qu’il lui soit réservé, comme le plat à barbe chez un vieux barbier. Dans ces occasions son anglais très rudimentaire lui fait remarquablement défaut. Quand l’intéressé revient, il ne peut que constater qu’elle a froidement fait circuler le sirop jusqu’à ce que la bouteille soit vide.

Peu importe combien de personnes viennent chaque soir pour dîner, ils doivent attendre leur tour, car la mère Cocaud n’ajoutera pas un fourneau ou même une seul poêle à son matériel, pas plus qu’elle ne consentira à faire du profit sur notre compte.
Un jour arriva où la consigne catastrophique qu’aucun soldat américain de la région n’était autorisé à franchir le seuil d’un établissement où l’on vendait du vin, même léger, sous peine de mort (au moins d’emprisonnement). Il semblait que cela sonnait la fin de la buvette de Mme Cocaud. On hocha beaucoup la tête, il y eut un jour interminable avec le silence et les vieux spectres dans la maison.

Après une longue attente, Mme Cocaud sortit sa plus belle coiffe de dentelle, revêtit sa plus belle robe (légèrement décolletée) et se rendit chez le Major. Elle attendait depuis longtemps, dit-elle, en le regardant droit dans les yeux, une excuse pour vendre de l’alcool chez elle. A parti d’aujourd’hui, aucune boisson qui porte atteinte au moral des troupes plus que le café au lait ne serait servie chez elle.

Les portes se rouvrirent et la poêle à frire se remit à grésiller au-dessus des braises.
C’est là qu’une grande dame américaine – connue de tout lecteur des bottins mondains et des magazines féminins – sans doute trompée par le renom grandissant des crêpes et saucisses, descendit un jour chez Mme Cocaud  pour l’un de ses exquis petits dîners et l’atmosphère absolument fabuleuse qui s’y était attachée.

Elle était si ostensiblement une grande dame que Mme Cocaud crut, c’est excusable, enfin, elle le prétendit, que sa cliente était au moins la femme du président des Etats-Unis. Ce soir-là, le service fut désorganisé, les hommes de troupes furent à peine servis et la morosité régnait aux tables. Mme Cocaud fut désolée et le soir suivant, quand la grande dame revint, ce ne fut pas le repas des hommes qui tarda à être servi.

Peu d’entre eux se doutaient de la raison de l’attention particulière dont ils bénéficiaient, et aucun ne le savait vraiment jusqu’à une soirée mémorable, il y a peu de temps, quand un capitaine de passage, loua la chambre privée et commanda du vin alors que l’interdiction était encore en vigueur.

Il fut très surpris quand la serveuse répondit qu’on en servait jamais. Mme Cocaud fut mandée. Elle confirma la chose terrible. Le Capitaine affirma qu’il avait de quoi payer. Elle répondit que point n’était besoin d’être riche pour dîner chez elle, mais que par contre, vendre du vin, c’était défendu. Mais protesta le Capitaine, je suis Officier, cette réglementation est locale et ne concerne que les hommes de troupe. Il en est ainsi de cet endroit, di Mme Cocaud, la voix tremblante et le regard enflammé. Mon fils était militaire, Monsieur, cette conversation est terminée. Mon fils était militaire, et il était simple soldat.  

[1] Cocaud : élève de l’ École Normale d’Instituteurs de Savenay, promotion 1900-1903, fut ensuite titulaire d’une chaire à l’université. Note de C. Hussenot-Plaisance]


Stars ans Stripes du 5 avril 1918


Alexander Woollcott à Paris en 1918, à l'époque de Stars and Stripes
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Lire également : Jean-Yves Martin, Aleck, un soldat reporter à Savenay, Place publique #53, Eté 2017, p.36-42.


2 Bonus sur la présence américaine en France et à Savenay de 1917 à 1919 :
- Une chronologie :  http://www.jy-martin.fr/spip.php?article110
- Une bibliographie : http://www.jy-martin.fr/spip.php?article109

Commentaires

  1. Amazing de lire ceci en plein confinement ...cela me rappelle les bons souvenirs de préparation avec Camille Hussenot

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