Quelle déconnexion des élites ?

Comment Internet dérange-t-il l’ordre établi ? Pour Laure Belot, journaliste au Monde, auteure du best-seller La déconnexion des élites, « en France comme dans tous les pays, les penseurs, les responsables économiques, politiques ou syndicaux découvrent une société qui ne les attend pas ».

S’exprimant à Bouvron, dans une conférence organisée par le CDLA (Conseil de développement de Loire Atlantique), le 2 octobre 2015, dans le cadre d’une journée intitulée Citoyen à l’heure du numérique - interviewée par Emmanuelle Gelebart Souilar, directrice du CDLA - elle a décrit, à travers de nombreux exemples, « ces idées et pratiques nouvelles surgissant souvent des marges de la société : des personnes créatives, déviantes, militantes, des pionniers [qui] initient un phénomène ». Mais, suivant sa description, ces marges sont-elles plutôt sociales, culturelles et générationnelles, que géographiques ou territoriales. En réalité, admet-elle, « le numérique renouvelle, de fait, des problématiques anciennes ».

Elle est partie, comme dans son livre, de l’exemple du Boncoin, y voyant une France "créative" mais surtout "invisible" pour les élites.  Élargissant son propos à un domaine plus culturel, elle en arrive à cette certitude : « Les outils numériques, simples à utiliser, de moins en moins chers à acquérir, permettent partout dans le monde à toute personne ayant une idée de la tester et de la diffuser. En créant un site ou une application… Avec ou non un succès à la clé ».

Partout les élites découvrent – ou non – un monde une société qui n’attend pas après eux. Pour l’historienne Laurence Fontaine, spécialiste du XVIIIe siècle, « on peut voir, dans la période actuelle, l’illustration de la lutte entre la circulation des idées, des nouvelles pratiques, et le contrôle par les pouvoirs institués ». Historiquement, dit-elle, « le progrès des Lumières est la capacité des gens à réfléchir par eux-mêmes plutôt que de suivre les dogmes et de s’auto-limiter. Le numérique peut-être vu comme un nouvel outil servant ce progrès ». Vision certes optimiste, et qui néglige trop que l’Internet peut tout aussi bien être une formidable caisse de résonance, pour tous les nouveaux dogmes dans l’air du temps, y compris les pires.

Dans son livre, Laure Belot, montre successivement à quel point le numérique impacte l’école, les banques et les entreprises. Porté essentiellement par les jeunes, qui constitueraient une "nouvelle élite 3.0", il bouscule sans ménagement les anciennes élites, oblige à repenser la démocratie et remet en cause le pouvoir. Mais, « peut-on parler réellement d’engagement citoyen en ligne, quand seul le pouce clique sur le bouton ? ». Des observateurs soulignent la volatilité de certaines mobilisations, symbolisées par la facilité à liker. Il n’empêche. Pour la sociologue Cécile Van de Velde, « le fait que la nouvelle génération soit plonger depuis l’enfance dans le bain numérique dessine de nouvelles appartenances et de nouvelles frontières, de l’ultra-local à de l’ultra-global ». Si c’est incontestablement vrai pour le global, le local – par exemple le périurbain et/ou le rural - n’atteint pas le seuil de masse critique permettant le déploiement réel et vraiment interactif des réseaux sociaux. C’est plutôt, alors, l’effet de mimétisme et le ralliement (partage de contenus venus d’ailleurs) qui l’emportent.

Quoi qu’il en soit, « le gouffre est tel que les élites, qu’elles comprennent ou non, comment vivent les citoyens, donnent bien l’impression de ne pas partager le même monde », constate Catherine Fieschi , avec un risque politique nouveau qui apparaît, celui « de ne pas se saisir de ce qui se passe numériquement, c’est de ne pas se saisir de préoccupations qui prennent forme dans la société, c’est de passer à côté de signaux faibles », et de négliger toutes les tensions et conflits de basse intensité qui trouvent alors d’autres voies pour s’exprimer, comme l’abstention massive et le vote d’extrême droite. La déconnexion n’est donc pas que technologique, et pour Laure Belot « l’engouement d’une grande majorité de citoyens pour le numérique, nouvel espace d’expression encore flou pour les politiques, dévoile avec netteté la distance entre les pouvoirs en place et la société ».

Pour le constitutionnaliste Dominique Rousseau, « le problème en France n’est pas tant la déconnexion des élites que la nature même de l’élite, recroquevillée sur les énarques », dans une culture de défiance à l’égard de la société, au point que « nous avons actuellement une classe dirigeante très bien formée pour faire fonctionner l’Etat et non la société ». Dans le même temps, « en bas, la société fonctionne sur elle-même, en réseau. Elle pense, elle communique sans les élites, invente ses propres règles et se moque de les faire passer en haut. Le peuple se déconnecte aussi de l’élite ». Le politologue Loïc Blondiaux ajoute, que dans la méritocratie républicaine, « ceux qui réussissent développent un sentiment de supériorité et se sentent parfaitement capables d’affronter tous les problèmes ». Une posture qui entraîne « une difficulté à dialoguer avec les citoyens sur des sujets d’actualité, une certaine forme d’inaptitude à l’humilité et un déficit de reconnaissance de ceux qui n’appartiennent pas au cercle ».


Dommage que de telles considérations inquiétantes aient été émises devant un auditoire d’intermédiation – les conseils de développement du département – dans lequel il n’apparaît pas évident que les élites politiques, métropolitaines, régionales, départementales et locales, des intercommunalités et des communes, fussent présentes en tant que telles. Pourtant, ne sont-elles sont pas toutes directement concernées, d’une manière ou d’une autre, par cette "déconnexion" via Internet qui les frappent, et si précisément décrite par Laure Beliot ? 

Laure Belot, La déconnexion des élites, comment Internet dérange l’ordre établi ?,  Les Arènes, 2015, 308 pages, 20€.

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