L’auteur, Patrice Flichy,
souligne d’emblée que « les quidams ont conquis Internet », et
avec l’Internet de masse du début du XXIe siècle les amateurs occupent le
devant de la scène, sans avoir pour autant de compétences précises ni de diplômes particuliers. A première vue,
les pratiques foisonnantes telles que les blogs, les vidéos sur YouTube et
l’encyclopédie Wikipédia apparaissent comme une révolution de l’expertise. A
travers elles, les nouveaux amateurs auraient acquis des savoirs et des
savoir-faire qui leur permettraient de rivaliser avec les experts. Les plus
enthousiastes saluent la revanche des amateurs, leur "intelligence
collective". D’autres sont plus réservés sur une révolution qui transforme
les autodidactes et les ignorants de jadis en experts patentés, et souvent
auto-proclamés.
Dès l’introduction, l'auteur vise une
position intermédiaire qui constitue la thèse de son ouvrage et qu’il formule
ainsi : « si la figure de l’amateur devient centrale dans notre
société, ce n’est pas parce qu’elle va détrôner celle de l’expert ou du
professionnel ; elle annonce un mouvement d’une tout autre importance. De
même que la démocratie politique donne le pouvoir à des citoyens largement
ignorants de la chose publique, de même la nouvelle démocratisation s’appuie
sur des individus qui, grâce à leur niveau d’éducation et aux nouveaux outils
informatiques, peuvent acquérir des compétences fondamentales dans le cadre de
leurs loisirs. Selon les cas, ces compétences permettent de dialoguer avec les
experts, voire de les contredire en développant des contre-expertises ». Une positon médiane, plutôt complaisante à
l’égard des amateurs, dont il ne se départit pas ensuite en examinant successivement la
création artistique dans « la culture amateur », l’engagement amateur
dans la citoyenneté et le rôle de l’amateur dans la connaissance.
Passons vite sur la montée des
amateurs dans la musique électronique et la photographie numérique, où l’auteur
veut voir « une nouvelle forme d’expression culturelle », même s’il
admet que le réseau Internet constitue surtout « le réseau social des
fans ». Les plateformes telles que YouTube ou Dailymotion sont surtout un
nouvel espace de réception créatrice : « si les vidéos ne sont
destinées qu’à quelques amis, elles peuvent parfois rencontrer un vaste public.
En définitive, les frontières entre production et réception s’effacent, comme
entre le spectacle et la vie ». Mais la fréquentation de ces
plateformes montre vite qu’on y trouve parfois l’exceptionnel, mais plus
souvent le pire.
En termes de démocratie, les
pratiques politiques amateurs conduiraient à une extension du domaine de la
citoyenneté. La blogosphère et les forums en ligne s’inscrivent dans un espace
"extime" que l’auteur définit ainsi : « Il s’agit
d’un espace où l’énonciateur s’adresse à un nombre restreint de récepteurs plus
ou moins connus, à travers un dispositif accessible à tous », comme
avec Facebook. Certes, « le blog permet-il, plus facilement que la
presse en ligne, d’utiliser des registres d’intervention qui mêlent expérience
privée et expérience publique », mais il ne s’inscrit que dans
"les replis d’un espace public" strictement balisé par la parole
officielle et les grands médias autorisés. « Au mieux, admet
l’auteur, la démocratie réticulaire et les médias citoyens sont considérés
comme des compléments, mais le vrai pouvoir reste celui des élus, des experts
spécialistes et des journalistes professionnels ». Respectivement, en effet : les moyens et
grands élus communautaires et métropolitains, les agences et bureaux d’études
(ADEME, AURAN, etc.) et les journalistes encartés de la PQR - presse quotidienne
régionale - (possédant une carte de presse, à la différence des correspondants de
la presse locale, pourtant soutiers de l’info locale) des rédactions
centralisées dans les agglomérations, qui conservent et défendent bec et ongles leur privilège
exclusif sur l’information légitime.
Dans le domaine des connaissances,
s’appuyant principalement sur le cas de Wikipédia, il estime qu’elle peut se
comparer aux grandes encyclopédies (Britannica, Universalis) tout en précisant
qu’elle s’apparente surtout à une encyclopédie populaire qui fournit des
savoirs pratiques. Il souligne que, sur Wikipédia, « tous les individus
sont égaux et ne peuvent, au cours du débat, invoquer des arguments d’autorité
appuyés sur le diplôme ou l’expertise ». Mais, dans sa volonté de
vulgarisation des connaissances, Wikipédia fait « cohabiter des
connaissances qui n’ont pas la même légitimité ». Poursuivant sa
démonstration à travers les exemples de la contre-expertise scientifique,
l’auto-médication, la recherche "en plein air" des sciences
naturalistes, et le mouvement des logiciels libres, il conclut que dans tous
ces domaines concernés par la démocratie scientifique et technique, « Internet
donne ses lettres de noblesse à une démocratie technique qui reconnaît
l’investissement des amateurs et la valeur de l’expertise acquise par
l’expérience ».
Sous-estimant ses imperfections,
il avance finalement que « la société des amateurs est une société où un
grand nombre d’individus peuvent à la fois cultiver leurs passions, accroître
leur connaissances et ouvrir de nouveaux champs à la démocratie. L’amateur
n’est donc ni un intrus ni un succédané de l’expert ; il est l’acteur
grâce auquel notre société devient plus démocratique et respectueuse de
chacun ». Il semble négliger in fine ce qu’il indiquait
pourtant bien chemin faisant : que le mode d’intervention de la discussion
en ligne – comme le montre le moindre coup d’œil sur les blogs, commentaires et forums - est résolument polémique
(p.51), voire volontiers insultant. Et que, plus fondamentalement, « la
principale difficulté rencontrée par les individus non-experts est moins leur
ignorance que la difficulté à conceptualiser, à poser une question
pertinente » (p.68).
Le "sacre des amateurs"
qu’il présente donc de façon bien idyllique, pourrait-il tout aussi bien être
considéré comme un élément indissociable et point de départ de "la démocratie des crédules" décrite depuis par Gérald Bronner. Pour revenir de l’actuelle démocratie des crédules à
celle de la connaissance, « il est temps que chaque acteur, à quelque niveau qu’il se
trouve, engage la bataille d’influence sur le marché cognitif en faveur de la
démocratie de la connaissance et de la pensée méthodique pour faire reculer,
partout, les savants d’illusion » (G.Bronner).
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