Pour Jacques Lévy, géographie français et universitaire
enseignant en Suisse, si la France est un problème c’est l’espace qui en est
l’enjeu. En faisant ce choix de l’espace il
entend démontrer ici que « la France va plus mal qu’elle ne le
pense, mais moins qu’elle ne le croit ». Face à la crise cognitive que la
France éprouve sur elle même, il faut oser le complexe !
S’agit-il de "sortir d’une géographie sans
histoire", comme il le suggère d’abord, ou plutôt d’en finir avec une
histoire sans géographie ? Pour
cela il faut commencer par (re)penser les cartes.
Pendant de trop longues décennies, les cartes publiées ont
privilégié une approche territoriale des espaces ruraux continus plutôt que
celle des villes et des réseaux qui les relient. Comme cette manière de
visualiser l’espace français qui limite le fait urbain à sa seule superficie
plutôt qu’à son poids démographique et économique n’a pas disparu, il reste encore
« difficile d’avoir une vision fidèle du fond de carte de l’espace
français ».
D’où cette dissonance cognitive majeure dans la perception
respective du rural et de
l’urbain : « on parle sans cesse dans les médias ou sur la
scène politique des "zones rurales", des "maires ruraux",
comme si la France se présentait sous la forme d’une partition à peu près
équilibrée entre le rural et l’urbain […] Lorsqu’on utilise le mot rural, on
joue souvent sur l’ambivalence entre la faible densité du bâti (qu’il vaudrait
mieux appeler la campagne) et une société agraire, structurée par
l’agriculture. Sans une mise au point claire sur cette question - affirme-t-il
avec raison – beaucoup des enjeux du débat public restent obscurs ou sont même
carrément inversés ». Dont acte, mais il reste de toute évidence encore beaucoup à faire à ce
sujet.
Parmi les trente cartes proposées, un détour par la Suisse
avec la cartographie de la votation d’initiative populaire contre les minarets,
suffit à accréditer l’intérêt de passer des cartes traditionnelles, ou
"euclidiennes", qui prennent pour base les surfaces, aux "cartogrammes"
(cartes dites aussi "par anamorphose") qui s’appuient, elles, sur la taille
démographique de chaque unité (commune, département, ou aire urbaine au sens de
l’INSEE), pour souligner la différence de l’appréciation visuelle des
phénomènes observés.
France urbanisée et périurbain différencié
L’urbanisation absolue, définie comme le passage quantitatif
du monde rural au monde urbain, est achevée en France. Il faut différencier, à partir de leur niveau d’intensité
urbaine, de leur "gradient urbain" dit-il, les espaces situés au-delà du
périurbain strict, encore proche des métropoles. Pour trop d’observateurs le
périurbain commence juste au-delà du "périph", ou de la rocade
métropolitaine ! Ils le confondent volontiers avec la proche banlieue
pavillonnaire des années 1930-1950. J.Lévy suggère quant à lui de parler
d’hypo-urbain qui se localise encore plus au large des villes, et
d’infra-urbain, quand il se situe encore plus loin des aires urbaines,
rejoignant le "rural profond", comme on disait naguère.
Ce qui fait la singularité du périurbain, en général, c’est
qu’il est l’espace où la crise de la légitimité des partis de gouvernement est
la plus marquée. Mais, selon l’auteur - qui relativise ici la thèse de
C.Guilluy sur les nouvelles "fractures françaises" (2010) - « si
le vote protestataire est de plus en plus massivement un vote périurbain, pour
autant les explications simplistes réduisant la propension à voter pour tel ou
tel candidat à une position dans l’échelle des revenus sont battues en
brèche ». Il décèle des nuances entre les périphéries des diverses
métropoles qui, pour lui, montrent que « l’espace de l’extrême droite
apparaît plus fragmenté, le niveau de revenu n’apparaît pas prédictif des
différences de votes ».
Paradoxe et perspectives
Ses analyses conduisent l’auteur à soutenir un paradoxe a
priori surprenant mais fondé : « La ville, c’est la composante
spatiale du développement durable ». Le débat sur la préservation de
l’environnement naturel et l’empreinte écologique de la ville mérite d’être
abordé avec plus de retenue et de précision. « Lorsque, parfois, les
courants écologiques intégristes traduisent leur anti-humanisme fondateur en
haine de la ville, ils avancent l’idée que le monde urbain serait
intrinsèquement prédateur, du seul fait qu’il va chercher ses ressources
naturelles à l’extérieur de son périmètre et que, a contrario, un espace de
plus faible densité serait autosuffisant, donc plus respectueux de la nature.
C’est en fait l’inverse ».
Le monde périurbain est aujourd’hui, à bien des égards,
l’espace de tous les dangers. Celui d’une intense privatisation de l’espace, de
la "ville émiettée", du recul de l’espace public. « Une
tradition à la fois catholique, aristocratique et ingénieuriale a contribué à négliger, mépriser ou abîmer
les espaces publics et à laisser se
développer une privatisation de ces espaces », estime l’auteur. Le
périurbain est aussi le lieu où se trouve reportée la part la moins innovante
de l’activité économique. Il est, enfin, celui du vote massif pour les partis
tribunitiens, tout particulièrement d’extrême droite. En conséquence, « le
périurbain devrait polariser les actions publiques les plus structurées et les
plus déterminées. Ayant des effets sur l’ensemble des aires urbaines, les zones
périurbaines devraient être intégrées dans les périmètres de gouvernances des
métropoles. Au contraire, l’architecture territoriale actuelle facilite les
sécessions et aggrave les disparités. C’est là, sans doute, que beaucoup de la
dynamique de l’espace français se jouera » estime, non sans raison,
l’auteur.
Pour corriger l’injustice spatiale, un nouveau contrat géographique
A travers divers aspects de l’injustice de l’espace français
(carte des hôpitaux, la politique du logement et la fabrique des ghettos, la
carte scolaire, la mobilité, etc.) l’auteur montre ensuite comment l’État est
devenu le géostratège de l’injustice spatiale en France. Comment, à travers la
dictature du passé sur le présent, l’aménagement du territoire a joué contre le
développement local.
Comme perspective, il appelle de ses vœux un "nouveau
contrat géographique" qui en finisse avec les formes étatistes de la
décentralisation. Pour clarifier l’illisibilité de ses formes, il estime qu’il
faut cependant prendre avec beaucoup de circonspection la notion d’interterritorialité
chère à Martin Vanier, autre géographe.
Pour ouvrir le chantier d’un tel contrat, l’auteur soumet un dispositif en cinq points pour la mise en mouvement des territoires. Mais il nécessite de sortir de la scène politique pétrifiée qui est la notre, pour éviter aussi bien un premier scénario "coup de balai", qu’un second "comme si de rien n’était", portés par tous les corporatismes, spatiaux compris. Au profit d’un troisième, celui d’une rencontre de tous ceux qui « souhaitent des gouvernements urbains, des régions pertinentes, et un projet de société pour l’Europe et une mondialisation politique ».
Pour ouvrir le chantier d’un tel contrat, l’auteur soumet un dispositif en cinq points pour la mise en mouvement des territoires. Mais il nécessite de sortir de la scène politique pétrifiée qui est la notre, pour éviter aussi bien un premier scénario "coup de balai", qu’un second "comme si de rien n’était", portés par tous les corporatismes, spatiaux compris. Au profit d’un troisième, celui d’une rencontre de tous ceux qui « souhaitent des gouvernements urbains, des régions pertinentes, et un projet de société pour l’Europe et une mondialisation politique ».
A lire et méditer, pour la réflexion et pour l’action.
Jacques Lévy, Réinventer la France, trente cartes pour une nouvelle géographie, Fayard, 2013, 248 pages, 20 €
Publié dans Les Nouvelles de Loire Atlantique n°959 du 20 juin 2013, page 6

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