Ce livre reprend et prolonge un
précédent ouvrage, L’invention de la France, qui mettait en évidence,
dès 1981, la diversité des systèmes de mœurs de l’Hexagone. Aujourd’hui encore, nos
dirigeants, parce qu’ils ignorent tout du mode de fonctionnement profond de
leur propre pays, aggravent sa condition par des politiques économiques
inadaptées.
Au prisme de la cartographie
Donc il s’agit d’étudier la
France et la façon dont elle change, en détail, dans sa diversité et parfois
même ses bizarreries, Pour saisir dans sa généralité l’action souterraine des
forces anthropologiques et religieuses, sachant que dans le temps long de
l’histoire, aucune rationalité soi-disant "postmoderne" n’est concevable dans
l’absolu, alors qu’une telle approche anthropologique conduit à une vision complète
et positive du processus de modernisation.
Les auteurs résument d’abord le
mouvement accéléré de la société française entre 1980 et 2010, à l’échelle
nationale. Ils définissent ensuite la méthode cartographique qui leur permet de
saisir simultanément, dans une société urbanisée à 80%, non seulement l’impact
des villes, mais également les permanences anthropologiques et religieuses.
Ils entendent ainsi montrer « comment
la révolution mentale des années 1980-2010 s’est déployée dans l’espace, et
pourquoi, partout, une mémoire des lieux guide toujours l’action des hommes, en
commençant par une description des fonds anthropologiques et religieux qui
définissent cette mémoire ».
Familles : un Grand Ouest hypernucléaire
Ils mettent ainsi, entre autres, en évidence ce qu’ils considèrent comme « la polarité fondamentale, celle entre famille nucléaire et famille complexe ». Les recensements récents confirment l’opposition entre une France de la famille nucléaire - un couple et ses enfants – et la famille complexe, comprenant plus d’un couple, avec ou sans enfants, de plusieurs générations.
Sur la carte 1-1 (Familles
complexes 1, p.41), un examen attentif révèle l’existence, en bleu, dans
l’Ouest intérieur, d’une zone que les auteurs qualifient d’hypernucléaire. Dans
la Mayenne, la Manche, l’Ille et Vilaine, le Maine et Loire, la Loire
Atlantique, la Sarthe et la Vendée, la proportion de ménages complexes tombe à
0,1%, « valeur qui exprime, encore plus qu’une préférence nucléaire,
une véritable phobie de la cohabitation des générations ». Cet espace hypernucléaire semble même
aujourd’hui progresser vers le sud et l’est, les Deux Sèvres et l’Indre et
Loire. « En son cœur, il combine individualisme familial et incertitude
quant aux pratiques réelles d’héritage », estiment les auteurs. Dans
l’Ouest, la carte de la polarité nucléaire recoupe celles des divisions
religieuses : aussi bien celle du choix des prêtres réfractaires à la
Constitution civile du clergé en 1791 (carte 1-6 p.59), que celle de la
pratique religieuse catholique (carte 1-5, p.57, messalisants hebdomadaires
dans la première moitié des années 1960).
Permanences et métamorphoses
Chemin faisant, les auteurs traitent successivement de la nouvelle inégalité culturelle, de l’émancipation des femmes, de la mort et de la renaissance de la famille, des effets d’un passage précipité à la société postindustrielle (désindustrialisation et globalisation économique), de l’exil périurbain des classes populaires (carte 6-1, p.160), des inégalités territoriales de richesse (cartes 7-1 et 7-2, p. 186-187).
Pour eux, si le
"catholicisme zombie" continue bien de marquer en profondeur la
société, le communisme - pourtant ancienne "couche protectrice" -
est mort, alors que l’extrême-gauche est elle-même en voie de disparition.
Dans un dernier chapitre, il est
question de la métamorphose du FN. Comment, après une "apparition
surprise" en 1984, par un processus de diffusion et de solidification, il
s’implante ensuite de la banlieue pavillonnaire au village. Puis, après que Le
Pen père ait marqué le pas, Sarkozy relance l’extrême droite, et Le Pen fille
investit alors les milieux populaires.
En conclusion, les auteurs
soulignent que « comprendre la France est évidemment important en cette
époque de débâcle industrielle, d’anxiété des citoyens et de désarroi des
dirigeants ». Pour eux, « des structures familiales et des
croyances métaphysiques que l’on croyait en voie de disparition guident
toujours le changement social et économique, ancrées dans des territoires,
perpétués par une mémoire des lieux ».
On peut évidemment s’interroger
sur le séduisant renversement de perspective que constitue une telle
revalorisation des déterminants de long terme, anthropologiques et religieux,
surtout lorsqu’ils sont censés nous montrer que « la France ne va pas si
mal » ? Cela dit, il reste tout de même encore à mesurer ce qu’ils
peuvent nous apporter pour saisir un présent qui exige des solutions autrement
pressantes. Le mystère français, s’il est décrypté, n’en sort
pas tout à fait éclairci.
Hervé Le Bras et Emmanuel Todd,
« Le mystère français », Ed. du Seuil, Coll. La
république des idées, Mars 2013, 320 p., 17,90 €
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