"Le mystère français", d’Hervé Le Bras et Emmanuel Todd


Partant du constat que la France ne se sent pas bien, les deux auteurs la passent au scanner cartographique. 120 cartes qui leur permettent de poser un diagnostic. Selon eux,  « notre pays souffre d’un déséquilibre entre les espaces anthropologiques et religieux qui le constituent. Son cœur libéral et égalitaire, qui fit la Révolution est affaibli. Sa périphérie, autrefois fidèle à l’idéal de hiérarchie, et souvent de tradition catholique, est désormais dominante »

Ce livre reprend et prolonge un précédent ouvrage, L’invention de la France, qui mettait en évidence, dès 1981, la diversité des systèmes de mœurs de l’Hexagone. Aujourd’hui encore, nos dirigeants, parce qu’ils ignorent tout du mode de fonctionnement profond de leur propre pays, aggravent sa condition par des politiques économiques inadaptées.

Au prisme de la cartographie

Donc il s’agit d’étudier la France et la façon dont elle change, en détail, dans sa diversité et parfois même ses bizarreries, Pour saisir dans sa généralité l’action souterraine des forces anthropologiques et religieuses, sachant que dans le temps long de l’histoire, aucune rationalité soi-disant "postmoderne" n’est concevable dans l’absolu, alors qu’une telle approche anthropologique conduit à une vision complète et positive du processus de modernisation.
Les auteurs résument d’abord le mouvement accéléré de la société française entre 1980 et 2010, à l’échelle nationale. Ils définissent ensuite la méthode cartographique qui leur permet de saisir simultanément, dans une société urbanisée à 80%, non seulement l’impact des villes, mais également les permanences anthropologiques et religieuses.
Ils entendent ainsi montrer « comment la révolution mentale des années 1980-2010 s’est déployée dans l’espace, et pourquoi, partout, une mémoire des lieux guide toujours l’action des hommes, en commençant par une description des fonds anthropologiques et religieux qui définissent cette mémoire ».

Familles : un Grand Ouest hypernucléaire

Ils mettent ainsi, entre autres, en évidence ce qu’ils considèrent comme « la polarité fondamentale, celle entre famille nucléaire et famille complexe ». Les recensements récents confirment l’opposition entre une France de la famille nucléaire - un couple et ses enfants – et la famille complexe, comprenant plus d’un couple, avec ou sans enfants, de plusieurs générations.



Sur la carte 1-1 (Familles complexes 1, p.41), un examen attentif révèle l’existence, en bleu, dans l’Ouest intérieur, d’une zone que les auteurs qualifient d’hypernucléaire. Dans la Mayenne, la Manche, l’Ille et Vilaine, le Maine et Loire, la Loire Atlantique, la Sarthe et la Vendée, la proportion de ménages complexes tombe à 0,1%, « valeur qui exprime, encore plus qu’une préférence nucléaire, une véritable phobie de la cohabitation des générations ».  Cet espace hypernucléaire semble même aujourd’hui progresser vers le sud et l’est, les Deux Sèvres et l’Indre et Loire. « En son cœur, il combine individualisme familial et incertitude quant aux pratiques réelles d’héritage », estiment les auteurs. Dans l’Ouest, la carte de la polarité nucléaire recoupe celles des divisions religieuses : aussi bien celle du choix des prêtres réfractaires à la Constitution civile du clergé en 1791 (carte 1-6 p.59), que celle de la pratique religieuse catholique (carte 1-5, p.57, messalisants hebdomadaires dans la première moitié des années 1960).

Permanences et métamorphoses

Chemin faisant, les auteurs traitent successivement de la nouvelle inégalité culturelle, de l’émancipation des femmes, de la mort et de la renaissance de la famille, des effets d’un passage précipité à la société postindustrielle (désindustrialisation et globalisation économique), de l’exil périurbain des classes populaires (carte 6-1, p.160), des inégalités territoriales de richesse (cartes 7-1 et 7-2, p. 186-187). 
Pour eux, si le "catholicisme zombie" continue bien de marquer en profondeur la société, le communisme - pourtant ancienne "couche protectrice" - est mort, alors que l’extrême-gauche est elle-même en voie de disparition.
Dans un dernier chapitre, il est question de la métamorphose du FN. Comment, après une "apparition surprise" en 1984, par un processus de diffusion et de solidification, il s’implante ensuite de la banlieue pavillonnaire au village. Puis, après que Le Pen père ait marqué le pas, Sarkozy relance l’extrême droite, et Le Pen fille investit alors les milieux populaires.
En conclusion, les auteurs soulignent que « comprendre la France est évidemment important en cette époque de débâcle industrielle, d’anxiété des citoyens et de désarroi des dirigeants ». Pour eux, « des structures familiales et des croyances métaphysiques que l’on croyait en voie de disparition guident toujours le changement social et économique, ancrées dans des territoires, perpétués par une mémoire des lieux ».

On peut évidemment s’interroger sur le séduisant renversement de perspective que constitue une telle revalorisation des déterminants de long terme, anthropologiques et religieux, surtout lorsqu’ils sont censés nous montrer que « la France ne va pas si mal » ? Cela dit, il reste tout de même encore à mesurer ce qu’ils peuvent nous apporter pour saisir un présent qui exige des solutions autrement pressantes. Le mystère français, s’il est décrypté, n’en sort pas tout à fait éclairci.

Hervé Le Bras et Emmanuel Todd, « Le mystère français », Ed. du Seuil, Coll. La république des idées, Mars 2013, 320 p., 17,90 €

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