A contre courant du mythe de "la société de la connaissance", les processus qui sont décryptés dans ce livre sont ceux qui permettent au faux et au douteux de s’emparer de l’espace public. Selon l’auteur, ils sont grandement favorisés par le développement de la technologie de l’information. "Ils influent sur le fonctionnement de notre esprit et dénaturent notre démocratie au point d’en faire celle des crédules". Inquiétant, estime-t-il, « parce que nous sommes tous responsables de ce qui est en train de nous arriver ».
Les biais cognitifs du Net
Pour commencer, sur beaucoup d’événements, le triomphe du "mythe du complot" tient au fait que celui qui y souscrit « a le sentiment d’en savoir plus que le quidam et d’être donc moins naïf que lui ». Avec Internet - citant D.Cardon, - « d’une part le droit de prendre la parole en public, s’élargit à la société entière ; d’autre part, une partie des conversations privées s’incorpore dans l’espace public », via notamment les réseaux sociaux et les forums de discussion. Le marché cognitif est ainsi devenu une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y apporte !
Est-ce, pour autant, une garantie de pluralisme, de démocratie, de transparence ? Non. Une étude de 2006 s’est intéressée aux lecteurs de blogs politiques : sans surprise, elle a montré que 94% des 2300 personnes interrogées ne consultent que les blogs épousant leur sensibilité. De la même façon, les achats de livres politiques sur le site Amazon se font, et de plus en plus, souligne l’auteur, selon les préférences politiques des acheteurs.
Wikipédia, encyclopédie collaborative, est devenue "la" source des connaissances contemporaines. Peu importe si elle repose cependant sur « une forme de relativisme mettant sur un pied d’égalité tous les contributeurs, quel que soit leur niveau de compétences ».
Sur Internet toujours, le moteur de recherche Google utilise algorithme - naturellement secret et exclusif - et bulles de filtrage (filter bubbles) de telle sorte qu’il tend à vous proposer sur la première page des résultats de votre recherche, les sites qui, suppose-t-on, épouse non seulement votre sensibilité de consommateur par les annonces publicitaires "qui vous enferment dans une forme d’expression électronique de vous même", mais également en tant que citoyen, en présentant, en partie, les informations et adresses de sites référencés (page rank) sur les premières pages, selon votre historique de recherches. Autant de mécanismes qui accentuent « un biais de confirmation sur le marché informationnel »
Tout cela contribue puissamment à la pérennité de l’empire des croyances, selon un théorème paradoxal de la crédulité informationnelle que l’auteur énonce ainsi : « plus le nombre d’informations non sélectionnées sera important dans un espace social, plus la crédulité se propagera ».
Limites de "la société de la connaissance"
Dans ces conditions, difficile de prendre pour argent comptant, ce mythe de "la société de la connaissance". Car, comment expliquer le succès des sites portant sur la psychokinèse (capacité mentale de déplacer les objets), le monstre du Loch Ness, la dangerosité de l’aspartam, les cercles de culture (crops circle), l’astrologie ? C’est que, d’une part, souligne l’auteur, « les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps », et que, d’autre part, « ceux qui seraient en mesure d’opposer des arguments robustes aux allégations des croyants n’ont pas beaucoup d’intérêt à le faire ». Et, au final, si « la concurrence sert le vrai, trop de concurrence le dessert ».
Plus largement, cela constitue un réel danger démocratique. Le cœur du problème ? « Sur une multitude de sujets, on constate un divorce entre l’opinion, telle qu’elle peut être saisie par les sondages ou par les instances de démocratie participative et/ou délibératives, et ce qu’il est convenu d’appeler l’orthodoxie scientifique ». Mais, si les scientifiques étaient tentés par le cynisme, « la vérité est qu’ils auraient tout intérêt à prouver la dangerosité qui des OGM, qui des ondes, et à caresser n’importe quelle lubie précautionniste, car ils obtiendraient par là les faveurs d’un immense public ».
Un néo-populisme a-scientifique
C’est que, sur la seule question des ondes, par exemple, l’auteur a pu montrer, à partir d’une analyse exhaustive d’un cas que les articles (presse, radio, télévision) favorables à la croyance précautionniste représentaient 56% de l’ensemble des commentaires médiatiques, quand seulement 10% défendaient le point de vue de l’orthodoxie scientifique, le reste adoptant une position de neutralité relativiste, ni pour, ni contre. « Là encore la crédulité l’emporte sur la connaissance », conclut-il. Même si cette hypothèse est difficile à tester, « on a le sentiment que le Net a pris la main sur la diffusion de l’information scientifique ». Concernant, par exemple, certaine enquête du CRIIREM (Centre de recherche et d’information indépendante sur les rayonnements électromagnétiques), « peu de commentateurs ont trouvé douteux le fait de conduire une enquête sur le ressenti des individus par des militants et en posant des questions si biaisées que même un étudiant de sociologie de première année pourraient les trouver inappropriées, le tout financé par Greenpeace ou les magasins Carrefour – en toute "indépendance" ». Pourtant, « il ne suffit pas qu’il existe des ondes dans notre environnement pour que ce soit nuisible à notre santé ».
Dans de nombreux domaines, la démocratie des crédules réunit les conditions pour qu’une nouvelle forme de populisme puisse s’épanouir. Loin d’un amalgame et de toute provocation, l’auteur entend par là, dans les situations de risque et d’incertitude, « toute expression politique donnée aux pentes les moins honorables et les mieux partagée de l’esprit humain », et qui « focalise son attention plus sur les coûts que sur les bénéfices, surestime largement les faibles probabilités, préfère dans le doute s’abstenir ».
Que faire ?
On peut donc légitimement rejoindre cette crainte, qui traverse le livre : « celle de voir nos démocraties mises à genoux par leurs démons internes et la démocratie des crédules faire de notre monde une banlieue délaissée par l’histoire ». Dès lors, que faire ? Revenir de la démocratie des crédules à celle de la connaissance. « Il est temps que chaque acteur, à quelque niveau qu’il se trouve, engage la bataille d’influence sur le marché cognitif en faveur de la démocratie de la connaissance et de la pensée méthodique pour faire reculer, partout, les savants d’illusion ».
Quatrième de couverture
Pourquoi les mythes du complot envahissent-ils l'esprit de nos contemporains ? Pourquoi le traitement de la politique tend-il à se peopoliser ... ? Pourquoi se méfie-t-on toujours des hommes de sciences ? Comment un jeune homme prétendant être le fils de Mickael Jackson et avoir été violé par Nicolas Sarkozy a-t-il pu être interviewé à un grand journal de 20 heures ? Comment, d'une façon générale, des faits imaginaires ou inventés, voire franchement mensongers, arrivent-ils à se diffuser, à emporter l'adhésion des publics, à infléchir les décisions des politiques, en bref, à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons ? N'était-il pourtant pas raisonnable d'espérer qu'avec la libre circulation de l'information et l'augmentation du niveau d'étude, les sociétés démocratiques tendraient vers une forme de sagesse collective ?
Cet essai vivifiant propose, en convoquant de nombreux exemples, de répondre ã toutes ces questions en montrant comment les conditions de notre vie contemporaine se sont alliées au fonctionnement intime de notre cerveau pour faire de nous des dupes. Il est urgent de le comprendre.
Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013, 360 p., 19 €
Les biais cognitifs du Net
Pour commencer, sur beaucoup d’événements, le triomphe du "mythe du complot" tient au fait que celui qui y souscrit « a le sentiment d’en savoir plus que le quidam et d’être donc moins naïf que lui ». Avec Internet - citant D.Cardon, - « d’une part le droit de prendre la parole en public, s’élargit à la société entière ; d’autre part, une partie des conversations privées s’incorpore dans l’espace public », via notamment les réseaux sociaux et les forums de discussion. Le marché cognitif est ainsi devenu une auberge espagnole : on y trouve ce qu’on y apporte !
Est-ce, pour autant, une garantie de pluralisme, de démocratie, de transparence ? Non. Une étude de 2006 s’est intéressée aux lecteurs de blogs politiques : sans surprise, elle a montré que 94% des 2300 personnes interrogées ne consultent que les blogs épousant leur sensibilité. De la même façon, les achats de livres politiques sur le site Amazon se font, et de plus en plus, souligne l’auteur, selon les préférences politiques des acheteurs.
Wikipédia, encyclopédie collaborative, est devenue "la" source des connaissances contemporaines. Peu importe si elle repose cependant sur « une forme de relativisme mettant sur un pied d’égalité tous les contributeurs, quel que soit leur niveau de compétences ».
Sur Internet toujours, le moteur de recherche Google utilise algorithme - naturellement secret et exclusif - et bulles de filtrage (filter bubbles) de telle sorte qu’il tend à vous proposer sur la première page des résultats de votre recherche, les sites qui, suppose-t-on, épouse non seulement votre sensibilité de consommateur par les annonces publicitaires "qui vous enferment dans une forme d’expression électronique de vous même", mais également en tant que citoyen, en présentant, en partie, les informations et adresses de sites référencés (page rank) sur les premières pages, selon votre historique de recherches. Autant de mécanismes qui accentuent « un biais de confirmation sur le marché informationnel »
Tout cela contribue puissamment à la pérennité de l’empire des croyances, selon un théorème paradoxal de la crédulité informationnelle que l’auteur énonce ainsi : « plus le nombre d’informations non sélectionnées sera important dans un espace social, plus la crédulité se propagera ».
Limites de "la société de la connaissance"
Dans ces conditions, difficile de prendre pour argent comptant, ce mythe de "la société de la connaissance". Car, comment expliquer le succès des sites portant sur la psychokinèse (capacité mentale de déplacer les objets), le monstre du Loch Ness, la dangerosité de l’aspartam, les cercles de culture (crops circle), l’astrologie ? C’est que, d’une part, souligne l’auteur, « les croyants sont généralement plus motivés que les non-croyants pour défendre leur point de vue et lui consacrer du temps », et que, d’autre part, « ceux qui seraient en mesure d’opposer des arguments robustes aux allégations des croyants n’ont pas beaucoup d’intérêt à le faire ». Et, au final, si « la concurrence sert le vrai, trop de concurrence le dessert ».
Plus largement, cela constitue un réel danger démocratique. Le cœur du problème ? « Sur une multitude de sujets, on constate un divorce entre l’opinion, telle qu’elle peut être saisie par les sondages ou par les instances de démocratie participative et/ou délibératives, et ce qu’il est convenu d’appeler l’orthodoxie scientifique ». Mais, si les scientifiques étaient tentés par le cynisme, « la vérité est qu’ils auraient tout intérêt à prouver la dangerosité qui des OGM, qui des ondes, et à caresser n’importe quelle lubie précautionniste, car ils obtiendraient par là les faveurs d’un immense public ».
Un néo-populisme a-scientifique
C’est que, sur la seule question des ondes, par exemple, l’auteur a pu montrer, à partir d’une analyse exhaustive d’un cas que les articles (presse, radio, télévision) favorables à la croyance précautionniste représentaient 56% de l’ensemble des commentaires médiatiques, quand seulement 10% défendaient le point de vue de l’orthodoxie scientifique, le reste adoptant une position de neutralité relativiste, ni pour, ni contre. « Là encore la crédulité l’emporte sur la connaissance », conclut-il. Même si cette hypothèse est difficile à tester, « on a le sentiment que le Net a pris la main sur la diffusion de l’information scientifique ». Concernant, par exemple, certaine enquête du CRIIREM (Centre de recherche et d’information indépendante sur les rayonnements électromagnétiques), « peu de commentateurs ont trouvé douteux le fait de conduire une enquête sur le ressenti des individus par des militants et en posant des questions si biaisées que même un étudiant de sociologie de première année pourraient les trouver inappropriées, le tout financé par Greenpeace ou les magasins Carrefour – en toute "indépendance" ». Pourtant, « il ne suffit pas qu’il existe des ondes dans notre environnement pour que ce soit nuisible à notre santé ».
Dans de nombreux domaines, la démocratie des crédules réunit les conditions pour qu’une nouvelle forme de populisme puisse s’épanouir. Loin d’un amalgame et de toute provocation, l’auteur entend par là, dans les situations de risque et d’incertitude, « toute expression politique donnée aux pentes les moins honorables et les mieux partagée de l’esprit humain », et qui « focalise son attention plus sur les coûts que sur les bénéfices, surestime largement les faibles probabilités, préfère dans le doute s’abstenir ».
Que faire ?
On peut donc légitimement rejoindre cette crainte, qui traverse le livre : « celle de voir nos démocraties mises à genoux par leurs démons internes et la démocratie des crédules faire de notre monde une banlieue délaissée par l’histoire ». Dès lors, que faire ? Revenir de la démocratie des crédules à celle de la connaissance. « Il est temps que chaque acteur, à quelque niveau qu’il se trouve, engage la bataille d’influence sur le marché cognitif en faveur de la démocratie de la connaissance et de la pensée méthodique pour faire reculer, partout, les savants d’illusion ».
Quatrième de couverture
Pourquoi les mythes du complot envahissent-ils l'esprit de nos contemporains ? Pourquoi le traitement de la politique tend-il à se peopoliser ... ? Pourquoi se méfie-t-on toujours des hommes de sciences ? Comment un jeune homme prétendant être le fils de Mickael Jackson et avoir été violé par Nicolas Sarkozy a-t-il pu être interviewé à un grand journal de 20 heures ? Comment, d'une façon générale, des faits imaginaires ou inventés, voire franchement mensongers, arrivent-ils à se diffuser, à emporter l'adhésion des publics, à infléchir les décisions des politiques, en bref, à façonner une partie du monde dans lequel nous vivons ? N'était-il pourtant pas raisonnable d'espérer qu'avec la libre circulation de l'information et l'augmentation du niveau d'étude, les sociétés démocratiques tendraient vers une forme de sagesse collective ?
Cet essai vivifiant propose, en convoquant de nombreux exemples, de répondre ã toutes ces questions en montrant comment les conditions de notre vie contemporaine se sont alliées au fonctionnement intime de notre cerveau pour faire de nous des dupes. Il est urgent de le comprendre.
Gérald Bronner, La démocratie des crédules, PUF, 2013, 360 p., 19 €
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