L’auteur, Roland Gori, nous en avertit d’emblée : « Je voudrais dans cet ouvrage montrer le poids que peuvent prendre, dans la fabrique des imposteurs, la civilisation normative des mœurs d’une société et sa manière de gouverner », cette fameuse "gouvernance" dont on nous rebat si volontiers les oreilles. Il le fait à partir, principalement mais pas seulement, du champ qui est le sien, celui de la psychanalyse et de la psychothérapie.
Car le projet, plus large et englobant de son ouvrage, est de montrer que la politique d’une société comme la nôtre favorise, plus que d’autres, l’imposture. Avec, à la clé, cette question de savoir si une civilisation des mœurs qui fait reposer le crédit d’un individu, d’un groupe, d’un État sur l’apparence, sur l’opinion n’incite-t-elle pas, à travers ses systèmes d’évaluation à l’imposture ? En exploitant la tendance des individus à se ranger, sans réflexion critique, aux normes du groupe majoritaire.
Au nom des normes
"L’inflation des normes" - parfois pointée, mais rarement expliquée - permet aux standards du marché de prévaloir sur les exigences des lois sociales. Les normes, comme instruments de tracé et de mesure, entrent en interaction avec les règles de droit et participent progressivement à atténuer les contraintes et les protections des lois sociales.
Une telle soumission aux normes n’a pas toujours existé à ce point. Heureusement, « il a eu dans l’histoire de l’humanité des hommes politiques qui ont eu le courage de démasquer la puissance de l’argent, la mascarade des "signifiants sans significations" et de prendre des décisions authentiquement politiques », rappelle l’auteur.
« Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés sécuritaires, nous en percevons d’autant mieux la structure que nous parvenons à l’extraire de ces réseaux capillaires d’assujettissement qui s’enracinent dans la gestion intime de nos existences ordinaires ».
Aujourd’hui, il nous faut davantage résister face aux procédures, aux rationalités formelles, aux spectres des statistiques et des réglementations.
Tyrannie nouvelle de la bureaucratie d’expertise
L’évaluation néolibérale omniprésente, constitue une nouvelle forme de pouvoir bureaucratique. Boris Vian en son temps (Vercoquin et le Plancton,1947), s’était déjà moqué avec insolence des tenants d’une autorité normative rassemblant les "anciens" ronds de cuir, tatillons et esclavagistes. Aujourd’hui, ils se sont mués en "nouveaux" technocrates, solennels, consommateurs de formules vides et de règlements inutiles, pris dans une folie obsessionnelle que l’auteur a par ailleurs décrite dans "La folie évaluation, les nouvelles fabriques de la servitude" (2011). Il insiste ici sur « l’organisation bureaucratique de ces institutions qui, au nom des valeurs néolibérales de rentabilité et de performance, fabrique la lourdeur, l’inertie et l’inutile ».
R.Gori souligne également la situation de sidération culturelle à laquelle nous sommes parvenus. « Les modes de gouvernance des organisations publiques et privées se sont développés sous l’emprise sectaire d’un nouveau management dévastant les entités singulières et collectives, les vidant de leurs fondements éthiques, étayé sur de nouvelles technologies de contrôle, exigeant une soumission aux normes de l’utopie néolibérale et à ses dispositifs formels ».
Pédagogie de la sidération
Notre époque se réclame pourtant de la "passion pédagogique". Moins comme celle qui peut se dire en langage humaniste et vanter le savoir comme source de progrès social, que comme celle qui s’exprime dans le langage conservateur de l’instruction, pour corriger et rééduquer. Mais, estime l’auteur, « après quelques contestations salutaires, romantiques, marxistes et anarchistes, la passion pédagogique retrouve aujourd’hui les faveurs de l’opinion, croise l’intérêt des "experts" et conforte bien des politiques réactionnaires ». Cette éducation généralisée de notre société, n’a plus guère de liens avec la véritable pédagogie, et ne comporte aucune espèce d’ambition émancipatrice. Elle réduit l’enseignement à l’acquisition de compétences et fait du savoir une marchandise informationnelle, qui modifie la nature du savoir et puise sa force et sa légitimité dans la sidération collective effet traumatique du néolibéralisme. « Pour sortir de la sidération qui nécrose notre créativité, il nous faut mettre un terme aux évaluations purement formelles au profit de valeurs réelles des services que nous rendons et des actes que nous accomplissons au cours de nos existences subjectives et sociales ».
Et de conclure : « L’imposture, la mascarade, l’hypocrisie, la fraude sont les symptômes réactionnels aux exigences sociales et aux comédies comme aux tragédies qu’elles suscitent […] Aujourd’hui, c’est tout le comportement, toute la forme de vie qui peut devenir fétiche jeté devant les insupportables prétentions des dispositifs normatifs qui dépouillent, fragilisent, passivent et en fin de compte mettent à mort les capacités de créer ».
Une lecture exigeante, certes, mais qui nous éclaire sur l’origine, la place et le rôle de l’imposture dans notre société.
Roland Gori, La fabrique des imposteurs, Ed. LLL (Les Liens qui Libèrent), 2013, 320 pages, 21,50 €
Car le projet, plus large et englobant de son ouvrage, est de montrer que la politique d’une société comme la nôtre favorise, plus que d’autres, l’imposture. Avec, à la clé, cette question de savoir si une civilisation des mœurs qui fait reposer le crédit d’un individu, d’un groupe, d’un État sur l’apparence, sur l’opinion n’incite-t-elle pas, à travers ses systèmes d’évaluation à l’imposture ? En exploitant la tendance des individus à se ranger, sans réflexion critique, aux normes du groupe majoritaire.
Au nom des normes
"L’inflation des normes" - parfois pointée, mais rarement expliquée - permet aux standards du marché de prévaloir sur les exigences des lois sociales. Les normes, comme instruments de tracé et de mesure, entrent en interaction avec les règles de droit et participent progressivement à atténuer les contraintes et les protections des lois sociales.
Une telle soumission aux normes n’a pas toujours existé à ce point. Heureusement, « il a eu dans l’histoire de l’humanité des hommes politiques qui ont eu le courage de démasquer la puissance de l’argent, la mascarade des "signifiants sans significations" et de prendre des décisions authentiquement politiques », rappelle l’auteur.
« Ce pouvoir de normalisation de nos sociétés sécuritaires, nous en percevons d’autant mieux la structure que nous parvenons à l’extraire de ces réseaux capillaires d’assujettissement qui s’enracinent dans la gestion intime de nos existences ordinaires ».
Aujourd’hui, il nous faut davantage résister face aux procédures, aux rationalités formelles, aux spectres des statistiques et des réglementations.
Tyrannie nouvelle de la bureaucratie d’expertise
L’évaluation néolibérale omniprésente, constitue une nouvelle forme de pouvoir bureaucratique. Boris Vian en son temps (Vercoquin et le Plancton,1947), s’était déjà moqué avec insolence des tenants d’une autorité normative rassemblant les "anciens" ronds de cuir, tatillons et esclavagistes. Aujourd’hui, ils se sont mués en "nouveaux" technocrates, solennels, consommateurs de formules vides et de règlements inutiles, pris dans une folie obsessionnelle que l’auteur a par ailleurs décrite dans "La folie évaluation, les nouvelles fabriques de la servitude" (2011). Il insiste ici sur « l’organisation bureaucratique de ces institutions qui, au nom des valeurs néolibérales de rentabilité et de performance, fabrique la lourdeur, l’inertie et l’inutile ».
R.Gori souligne également la situation de sidération culturelle à laquelle nous sommes parvenus. « Les modes de gouvernance des organisations publiques et privées se sont développés sous l’emprise sectaire d’un nouveau management dévastant les entités singulières et collectives, les vidant de leurs fondements éthiques, étayé sur de nouvelles technologies de contrôle, exigeant une soumission aux normes de l’utopie néolibérale et à ses dispositifs formels ».
Pédagogie de la sidération
Notre époque se réclame pourtant de la "passion pédagogique". Moins comme celle qui peut se dire en langage humaniste et vanter le savoir comme source de progrès social, que comme celle qui s’exprime dans le langage conservateur de l’instruction, pour corriger et rééduquer. Mais, estime l’auteur, « après quelques contestations salutaires, romantiques, marxistes et anarchistes, la passion pédagogique retrouve aujourd’hui les faveurs de l’opinion, croise l’intérêt des "experts" et conforte bien des politiques réactionnaires ». Cette éducation généralisée de notre société, n’a plus guère de liens avec la véritable pédagogie, et ne comporte aucune espèce d’ambition émancipatrice. Elle réduit l’enseignement à l’acquisition de compétences et fait du savoir une marchandise informationnelle, qui modifie la nature du savoir et puise sa force et sa légitimité dans la sidération collective effet traumatique du néolibéralisme. « Pour sortir de la sidération qui nécrose notre créativité, il nous faut mettre un terme aux évaluations purement formelles au profit de valeurs réelles des services que nous rendons et des actes que nous accomplissons au cours de nos existences subjectives et sociales ».
Et de conclure : « L’imposture, la mascarade, l’hypocrisie, la fraude sont les symptômes réactionnels aux exigences sociales et aux comédies comme aux tragédies qu’elles suscitent […] Aujourd’hui, c’est tout le comportement, toute la forme de vie qui peut devenir fétiche jeté devant les insupportables prétentions des dispositifs normatifs qui dépouillent, fragilisent, passivent et en fin de compte mettent à mort les capacités de créer ».
Une lecture exigeante, certes, mais qui nous éclaire sur l’origine, la place et le rôle de l’imposture dans notre société.
Roland Gori, La fabrique des imposteurs, Ed. LLL (Les Liens qui Libèrent), 2013, 320 pages, 21,50 €
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Quatrième de couverture
L'imposteur est aujourd'hui dans
nos sociétés comme un poisson dans l'eau : faire prévaloir la forme sur le
fond, valoriser les moyens plutôt que les fins, se fier à l'apparence et à la
réputation plutôt qu'au travail et à la probité, préférer l'audience au mérite,
opter pour le pragmatisme avantageux plutôt que pour le courage de la vérité,
choisir l'opportunisme de l'opinion plutôt que tenir bon sur les valeurs,
pratiquer l'art de l'illusion plutôt que s'émanciper par la pensée critique,
s'abandonner aux fausses sécurités des procédures plutôt que se risquer à
l'amour et à la création. Voilà le milieu où prospère l'imposture !
Notre société de la norme, même
travestie sous un hédonisme de masse et fardée de publicité tapageuse, fabrique
des imposteurs. L'imposteur est un authentique martyr de notre environnement
social, maître de l'opinion, éponge vivante des valeurs de son temps,
fétichiste des modes et des formes. L'imposteur vit à crédit, au crédit de
l'Autre.
Sœur siamoise du conformisme,
l'imposture est parmi nous. Elle emprunte la froide logique des instruments de
gestion et de procédure, les combines de papier et les escroqueries des
algorithmes, les usurpations de crédits, les expertises mensongères et l'hypocrisie
des bons sentiments.
De cette civilisation du
faux-semblant, notre démocratie de caméléons est malade, enfermée dans ses
normes et propulsée dans l'enfer d'un monde qui tourne à vide. Seules
l'ambition de la culture et l'audace de la liberté partagée nous permettraient
de créer l'avenir.
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