Mais de quel « monde » serait-ce donc la fin ? Par monde il n’entend pas simplement le réel ou la vie, mais un ensemble d’expériences reliées les unes aux autres, et au sein desquelles les individus peuvent s’orienter. C’est pourquoi on ne peut pas en rester aux discours catastrophistes sur « fin du monde » comme événement. Ce qu’il importe de saisir, c’est le lien entre le retour, aujourd’hui, de tels discours et ce qu’il appelle les expériences de « pertes en monde ». La « perte en monde », c’est ce qui est vécu, par exemple, par les plus pauvres quand la société est indifférente à leur situation. Cette indifférence leur fait perdre la capacité de se projeter vers l’avenir, alors que rapport au temps et rapport au monde sont indissociables. Pour conjurer cette « perte en monde », les pauvres cherchent alors des palliatifs. C’est pourquoi les attentes millénaristes de fin du monde trouvent facilement écho auprès des populations les plus précaires.
Dans son ouvrage, il avance que les discours catastrophistes, en particulier dans le domaine des questions environnementales, prennent aujourd’hui aussi une dimension rationnelle. Mais n’est-ce pas, au contraire, à un simple retour de l’irrationnel, une contestation réactionnaire de l’esprit des Lumières qu’on assiste ? Pour lui les Lumières se sont justement constituées en grande partie contre les fantasmes apocalyptiques, en nommant l’avenir sous la catégorie de « progrès », et non plus sous celle de destruction.
Aujourd’hui, on constate que l’affaiblissement de cette idée de progrès se solde par un retour à l’idée d’un avenir effondré, dangereux, catastrophiste. Mais nous ne sommes pas seulement face à de l’irrationnel. Bien sûr, il existe toujours des sectes apocalyptiques, mais ce ne sont pas elles qui fixent l’agenda idéologique. Les discours catastrophistes sont désormais tenus par des experts, et pas seulement dans le domaine des questions écologiques ! On les entend s’exprimer également sur les enjeux sociaux. Ils nous expliquent, par exemple, que si nous n’effectuons pas telle ou telle coupe budgétaire, nous ne sauverons pas notre système de retraites, ou tel autre aspect de notre « Etat providence ». Avec, toujours, le même schéma argumentatif : on justifie des mesures présentes au nom d’un avenir terrifiant. Il y a là une forme de rationalité très pauvre, purement instrumentale et calculatrice. L’expert s’est substitué au prophète, mais c’est toujours la même rhétorique de l’accusation : « Vous vivez au-dessus de vos moyens… ».
Face à cette rationalité calculatrice, il devient plus difficile de se réclamer de la Raison des Lumières, avec sa dimension politico-morale et son rapport au progrès. Avec la modernité, le progrès ne serait-il devenu qu’une « catégorie de la consolation » ? La modernité, au 17ème siècle, est née de l’effondrement du monde entendu comme cosmos, c’est-à-dire comme un ordre réglé, que ce soit par Dieu ou par les hommes. Les Lumières apparaissent « après la fin du monde », après la fin des grandes hiérarchies sociales, politiques, ontologiques et philosophiques du Moyen-âge et de la chrétienté. Donc, la modernité s’origine dans une inquiétude. Et elle en génère d’autres, puisque, précisément, elle renonce au cosmos sécurisant pour penser à partir de la liberté des hommes. C’est là que le progrès apparaît comme catégorie de la consolation. Kant, par exemple, affirme que l’inquiétude moderne n’est pas nécessairement négative puisqu’elle ouvre une voie à la liberté. Ils s’en prend à ceux qui parlent de catastrophe pour décrire la Révolution française en expliquant qu’ils confondent fin du monde et fin d’un monde (celui de l’Ancien régime).
Pour sa part Michaël Fœssel reprend cette approche kantienne, avec le souci d’établir une distinction claire entre progrès et progressisme. Le progressisme, c’est l’idée que le progrès serait automatique, le futur nécessairement meilleur que le présent. Or, en tant que tel, le progrès a à voir avec la liberté. Il n’y a donc aucune raison d’y renoncer. Par exemple, l’emprise croissante de la technique sur nos existences est un phénomène qui a partie liée avec une forme de progressisme, mais pas avec le progrès. Si certains philosophes ou politiques voudraient aujourd’hui s’appuyer sur les ravages de la technique pour justifier leur rejet de la notion même de progrès, c’est une erreur.
Il faut mieux cerner l’opposition entre monde et vie. Le monde, c’est l’horizon, l’ouverture, la possibilité, l’incertitude… La vie, c’est la logique du Même, de l’identique. Ce qui caractérise la logique de la vie, dès le niveau biologique, c’est de ne viser que sa reproduction et sa perpétuation. Pour l’auteur, la vie est donc intrinsèquement conservatrice et identitaire.
Il n’a pas d’objection particulière contre l’écologie politique. Mais ce à quoi il s’oppose, c’est à l’idée que la logique du vivant puisse déterminer le politique. Marx disait : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, il s’agit maintenant de le transformer » (onzième Thèse sur Feuerbach). Or aujourd’hui, beaucoup d’écologistes semblent tentés de dire : « On a essayé de transformer le monde, on a vu ce que ça a donné. Il faut donc maintenant s’attacher à le préserver. » C’est à ce type de position qu’il faut s’opposer. Bien sûr, il ne s’agit pas de nier qu’il y ait des choses à préserver dans notre écosystème. Mais l’écologie ne peut pas être une voie de salut. On ne peut pas dire, par exemple : abandon du nucléaire ou catastrophe. Si on se laisse enfermer dans ce genre d’alternative, on perd de vue les questions fondamentales comme celle de savoir si le nucléaire doit être géré par des entreprises privées ou par l’Etat.
Le « sacrifice du possible à la mise en sûreté », peut apparaître comme une logique immunitaire commune au fascisme et à un certain écologisme, à distinguer de l’écologie authentique. La logique immunitaire, c’est l’idée qu’il faudrait produire les anticorps avant l’apparition de la menace. La conséquence sociale de cette idéologie, c’est une frénésie de mesures sécuritaires destinées à nous prémunir des menaces venues de l’extérieur. Les étrangers sont, bien sûr, les premiers à en faire les frais. Cette logique immunitaire du vitalisme traverse effectivement une certaine écologie centrée sur la préservation. Mais ce n’est pas, loin s’en faut, l’écologie dominante. Par ailleurs, si le fascisme, avec son culte de la puissance et du corps, est clairement une figure du vitalisme, tout vitalisme n’est évidemment pas fasciste. Ne confondons pas l’idée philosophique et ses applications politiques. Ce qui pose véritablement problème, ce n’est pas le vitalisme de Nietzsche, Deleuze ou Negri, mais la tentative de faire de la vie un critère politique. Le problème, ce sont les politiques décidées en fonction de la définition de la vie comme immunité, que l’on retrouve, par exemple, derrière le concept ambigu de « sécurité humaine » promu en 1994 par le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). Si la logique immunitaire contemporaine n’est pas fascisante, ce qui est certain, en revanche, c’est qu’elle est anti-démocratique.
Actuellement, les institutions requises pour que le « souci du monde » reprenne le pas sur le « souci de soi » n’existent pas au niveau national. Mais avant de savoir quoi faire concrètement, il faut être en mesure de sortir des jeux d’alternatives qui nous paralysent : survie / destruction, précaution / catastrophe, etc. Ce sont ces alternatives qui expliquent pourquoi le sens du possible s’est émoussé. On fantasme la fin du monde avant tout parce qu’on ne parvient pas à imaginer une société au-delà du capitalisme. Il y a déjà, néanmoins, des expériences civiques et politiques intéressantes, du côté de l’Amérique latine. Et l’on peut aussi discerner assez facilement le caractère central du combat idéologique autour de l’égalité. Le grand pôle sur lequel il faut se concentrer si l’on veut rétablir la logique du monde face à celle de la vie, c’est bien celui de l’égalité, dans tous les sens du terme. Il faut parvenir à rendre cette idée à nouveau désirable.
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