La victoire aux élections ?
Oui, peut-être et tant mieux. Et après ? Préparer un autre avenir, c’est
rechercher les leçons du passé. Régis Debray se laisse aller à rêver. Pour lui,
« Rêvasser n’est pas toujours délirer », et il « continue
de croire possible la présence au forum d’hommes et de femmes épris de justice,
capables de rester fidèles à leur intégrité ; leur langue leur histoire et
leur quant-à-soi – bref, à leur raison d’être ».
En quatre brefs chapitres – l’argent, le temps, les mots,
le rire - il brosse un état des lieux
de la gauche, sans complaisance, en un brillantissime examen de conscience,
style et idées.
Extraits choisis :
L’argent
« Le refus de l’humiliation par tous les moyens, légaux y compris, fait partie des droits de l’homme et du citoyen. Un blouson doré de Neuilly dans le fauteuil du général de Gaulle, c’était plus qu’une faute de goût, une atteinte à ce minimum d’estime de soi dont a besoin un républicain du rang pour ne pas baisser les yeux devant son voisin de pallier ».
« A quel instant situer le
passage du social au sociétal, de ce qui est juste à ce qui se dit moderne, de
l’égalité à l’équité, de l’élan de solidarité au crime humanitaire, de la
culture pour tous à la culture pour chacun, du fraternel au compassionnel, du
changer la vie au changer de cantine ? Quand le prolo est-il devenu à nos
yeux le beauf et le Gabin de la Bête humaine, le bougre de Cabu (raciste,
sexiste, homophobe et xénophobe, l’horreur) ; le militant supporter, le
courant de pensée, écurie ; la classe, réseau ; et le bobo,
boussole ? Je ne saurais le dire. Je constate simplement qu’au
réchauffement global de l’atmosphère terrestre a correspondu au niveau de la
mer un net refroidissement des passions civiques ».
Le temps
« Nous avons tous un problème avec le temps. Il est sorti de ses gonds. Crise de l’historicité, disent les savants ».
« Le présent est devenu son propre tribunal. Inquisition sans recours, où le pire chef d’accusation est le déficit de notoriété. Pas d’instance d’appel ni besoin d’attendus. Ce couperet raccourcit les délais de réflexion. C’est la gazette qui tranche. Les meilleures ventes font les meilleures œuvres et le Journal du Dimanche désigne les grands hommes à la patrie reconnaissante. Dans la crypte de notre frigidarium national, Yannick Noah et Patrick Bruel ont leur place réservée. Dieu leur prêtant longue et belle vie, ils attendront. Mais il faudra vous en souvenir quand l’heure sera pour vous venue de réchauffer les cœurs ».
Les mots
« Quel délestage sur un
demi-siècle ! Giraudoux utilisait trente-deux mille mots, notre journal de
référence, cinq mille à peu près, un candidat à la présidence, mille et
Sarkozy, au naturel, deux cent cinquante – l’idiome show-biz. La petite phrase
pour reprises, votre planche de salut, ne doit pas dépasser dix mots,
suffisants pour la chronique quotidienne des vannes et des bisous. Et avec le
Twitter, vous n’avez plus droit qu’à cent quarante caractères ».
« La nouvelle économie du
discours, réduite au discours de l’économie, évoque plus McDo que Tacite. Avec
leurs "éléments de langage" en kit, vos communicants vous
construisent des discours comme Ikea des armoires. La Rochefoucauld condense le
propos pour faire penser, Séguéla pour faire vendre ».
« On se replie sur le
vocabulaire de l' Équipe, sans doute plus adéquat à ce qui n’est plus
continuation de la guerre mais du sport par d’autres moyens ».
Le rire
« Les chansonniers se sont
de tout temps payé la tête des importants – les caricaturistes aussi, la mise
en boite fait partie du jeu, c’est bon pour la santé et la démocratie. Je ne
plaide pas pour le pisse-froid et le pion, mais c’est la première fois, me
semble-t-il, que le dernier mot reste à l’amuseur (plutôt qu’à l’humoriste) ».
« Nul besoin d’avoir un
grand sens de l’Etat ni un sens de votre dignité pour ne pas voir sans malaise,
côte à côte, au "Grand Journal", le président du Conseil
constitutionnel et le président de l’Assemblée nationale se tortiller sur le
chaise pour se faire applaudir par des gamins fonctionnant au sifflet.
Embarrassés, patauds, piquant des fards devant une Bimbo, humiliés par les
lazzi d’un trio de montreurs d’ours auxquels ne manquent plus que la chambrière
et le cerceau pour mettre leurs invités à quatre pattes et les faire sauter au
travers (prochaine étape). Le politique ne se cabre même plus, il rampe ».
Et de conclure : « Ce
qu’on appelle la gauche, dans notre culture : une volonté farouche mais
contrôlée d’inadaptation à la force des choses. Bizarre disposition d’esprit,
où il y a deux façons de s’aménager une niche plus ou moins viable. En
s’enfermant dans sa fermeté pour le plaisir de faire entendre sa dissonance, au
risque de l’impuissance. Ou en se coulant dans le consensus pour feinter le
mauvais temps, au risque du renoncement. Il y a les provocants, inadaptables,
et il y a les malins, suradaptés. Quand les malins dominent, il n’est pas
interdit de provoquer. Mieux : il devient nécessaire, je ne dis pas de
tirer sa révérence mais de faire un peu bande à part, pour ne pas rompre la chaîne
dont nous ne sommes qu’un maillon ».
*Régis Debray, Rêverie de
gauche, , Ed. Flammarion, Paris, 2012, 102 pages, 10 €.
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