"Au nom des ouvriers, quelle représentation politique des classes populaires ?"


Par Julian Mischi, sociologue au département des sciences sociales de l’INRA, Julian Mischi est notamment l’auteur de Servir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Presses universitaires de Rennes, 2010.

Au sein des partis politiques, les types d’orientations idéologiques, de fonctionnement organisationnel et de composition sociale s’entremêlent étroitement. Cette interdépendance entre les idées, les structures et les hommes contraint les formes collectives de contestation de l’ordre social et politique. Participer au jeu électoral implique alors de lutter contre des forces sociales qui conduisent à l’exclusion des classes populaires de la scène politique.


EXTRAITS :

Dans le cadre de cette campagne électorale, les références publiques aux « ouvriers » et, plus largement aux « classes populaires » ou encore au « monde du travail » se multiplient. Invisible en temps ordinaire, le monde ouvrier retrouve soudainement une existence médiatique sous le double impact d’une actualité sociale faîte de fermetures d’usines et de stratégies de mobilisation électorale. Cette situation est inédite car la campagne précédente avait plutôt braqué les projecteurs sur les « quartiers populaires ». Plus que les usines, c’était la banlieue qui symbolisait en 2007 la prise en compte de la « question sociale » par les candidats. En 2012, la crise de l’emploi industriel et les luttes ouvrières ont mis les usines au cœur du débat électoral. Résultat, la chasse aux voix ouvrières donne lieu à des confrontations politiques virulentes et les visites d’usine deviennent un passage obligé pour des candidats. La lutte électorale autour de ce groupe est d’autant plus rude que les ouvriers se caractérisent désormais surtout par leur absentéisme électoral et constituent donc pour les partis une réserve de nouveaux électeurs à fidéliser.
Nombreux mais invisibles
Du fait même de cette position sociale subalterne, les ouvriers sont largement absents des représentations publiques dominantes, produites par des journalistes, universitaires, hommes politiques, experts, artistes, qui sont éloignés de ces milieux sociaux. Ils en sont éloignés du fait de leur propriétés sociales (origines familiales, profession exercée, niveau de diplôme) et aussi parce qu’ils ne les fréquentent pas. Les ouvriers sont même devenus invisibles à leurs propres yeux car tout un ensemble de dispositif de gestion de la main-d’œuvre a contribué ces trente dernières années au déclin de la conscience de classe qui caractérisait auparavant ce groupe.
Un sociologue du monde ouvrier devrait donc se réjouir du retour, même ponctuel, le temps d’une campagne électorale, des ouvriers sur le devant de la scène médiatique. Mais cette représentation publique révèle en réalité une profonde domination sociale et culturelle du groupe ouvrier : dans l’espace public, les ouvriers sont parlés mais, eux, ils ne parlent guère. Les figures ouvrières sont mobilisées par des dirigeants politiques issus en très grande majorité de la bourgeoisie et des grandes écoles, qui s’efforcent d’être à l’écoute de mondes sociaux qu’ils ne côtoient pas. Leur rapport au monde ouvrier passe par les rapports d’experts issus des mêmes écoles qu’eux ou par des visites d’usine très médiatisées. La scène politique s’est rétractée autour des classes dominantes, et les conditions du jeu politique font que les ouvriers sont en quelques sortes dépossédés des moyens de représenter et défendre leurs intérêts sociaux. On touche ici une question centrale de la sociologie politique, celle des porte-paroles en démocratie : comment évaluer la légitimité de ceux qui parlent au nom des ouvriers ? Et l’une des principales évolutions récentes, avec en particulier le déclin du PCF, est que l’identité sociale de celui qui prétend défendre les ouvriers et dit connaître leurs aspirations profondes devient secondaire, voir même illégitime à aborder. Le voile jeté sur l’origine familiale et la position sociale de celui qui se fait le porte-parole des ouvriers conforte alors le pouvoir politique des élites.
La confrontation électorale relève bien du pouvoir et donc, pour reprendre une notion passée de mode, de la lutte des classes. Dominés socialement, les ouvriers le sont aussi politiquement. L’un des enjeux de leur participation aux combats électoraux n’est-il pas dès lors la remise en cause de leur exclusion de la scène politique ?
Le réel enjeu n’est-il pas de créer les conditions organisationnelles d’une mobilisation des classes populaires ? Ne doivent-elles qu’être un soutien électoral ou ont-elles la possibilité de se représenter elles-mêmes ?
Retour sur l’histoire du PCF
Revenir sur l’ancrage passé du PCF dans les milieux populaires est un moyen d’éclairer les conditions de possibilité d’un engagement ouvrier dans la scène politique. Le mouvement communiste a en effet été conçu comme une entreprise de mobilisation des ouvriers qui ne soit pas simplement électorale mais une mobilisation militante visant à les faire accéder à des positions de pouvoir dans les institutions électives.
La promotion de militants et d’élus d’origine ouvrière dans le cadre du mouvement communiste représente ainsi un phénomène remarquable et inédit, car les ouvriers sont d’ordinaire exclus de la scène politique au profit des classes dominantes. Cette promotion s’explique par un volontarisme politique, par une stratégie organisationnelle et des orientations idéologiques, mais elle correspond aussi à un état particulier de la structuration du groupe ouvrier. L’essor du PCF dans l’entre-deux-guerres et son maintien à des niveaux importants d’influence jusqu’à la fin des années 1970 s’inscrit en effet dans une période de croissance et d’unification relative du groupe ouvrier autour des travailleurs qualifiés de la métallurgie.
La désouvriérisation du PCF
Le PCF perd son influence électorale en même temps que son ancrage militant dans les milieux populaires au tournant des années 1970. Le déclin du courant communiste et la marginalisation politique des ouvriers qu’il provoque s’explique d’abord par les mutations de la condition ouvrière. La  précarisation de l’emploi ouvrier et l’apparition durable du chômage de masse provoquent un infléchissement des luttes sociales et mettent à mal la transmission d’une culture de classe. Les restructurations dans les grandes concentrations industrielles fragilisent les figures ouvrières traditionnelles (ajusteurs, monteurs, tôliers), qui animaient les réseaux de la CGT et du PCF. Désormais, de plus en plus d'ouvriers travaillent en situation d'isolement dans le tertiaire (chauffeurs, manutentionnaires, magasiniers).
Ce contexte de fragmentation sociale du monde ouvrier joue évidemment dans la distanciation des classes populaires à l’égard du PCF. Mais celle-ci résulte aussi d’une stratégie politique qui délaisse progressivement les militants ouvriers au profit des « couches sociales nouvelles », ingénieurs, techniciens et cadres notamment. Les responsables communistes qui émergent à la fin des années 1970 dans les départements sont certes encore très souvent d’origine ouvrière, mais ils ont en réalité de moins en moins travaillé en usine et ont accédé rapidement au statut de permanent. Le nombre de permanents augmente tout au long des années 1970 pour atteindre le millier à la fin de la décennie. Surtout, la part des « permanents élus » et des salariés des collectivités locales gérées par le PCF s’accroît. Le rapport aux populations ouvrières passe de plus en plus par des gestionnaires, élus ou fonctionnaires, de moins en moins par des militants. Le maintien des municipalités communistes devient un enjeu central et la possession de ressources scolaires ou de « compétences gestionnaires » apparaît progressivement comme un atout pour militer au PCF et monter dans la hiérarchie interne.
Les ouvriers sont de moins en moins présents des réseaux militants, ils ne constituent plus non plus un élément central du discours du PCF. A la fin des années 1970, dans le cadre notamment de la campagne des « Cahiers de la misère », le PCF tend à se présenter comme le porte-parole « des pauvres ». Tenu par des permanents plus éloignés du monde industriel, ce discours délaisse la notion de « classe ouvrière » et peut se trouver en décalage avec les ouvriers qui ne se reconnaissent plus dans cette image dévalorisante qui leur est renvoyée. En se tournant vers les « exclus », les communistes en viennent à se faire les porte-paroles de catégories qu’il s’agit d’aider et non plus, comme dans le cas des ouvriers, de mobiliser et de faire accéder au pouvoir politique.
L’abandon de la rhétorique de classe et de valorisation de l’identité ouvrière trouve son apogée dans les années 1990 avec le « communisme de la mutation » impulsé par Robert Hue. La « mutation » consiste à construire un Parti « à l’image de la société » et de rassembler « les gens ». Loin d’être un parti de classe, il s’agit pour le PCF d’être simplement représentatif de la société dans sa diversité, ceci au détriment de sa singularité sociologique ouvrière et de la priorité accordée à la lutte contre l’exploitation capitaliste. La défection électorale et militante des ouvriers à l’égard du PCF (et de la gauche en général) durant ces trente dernières années renvoie donc certes aux transformations sociales ayant affectées les classes populaires mais aussi à des logiques d’éloignement produites par les choix stratégiques et idéologiques des cadres de l’organisation.
L’exclusion politique des classes populaires
Les transformations internes au PCF ont participé à la rétraction contemporaine de la scène politique autour des fractions bourgeoises de la société. Et ce type de changement organisationnel n’est pas sans effet sur la possibilité de prendre en compte les intérêts des classes populaires. En abandonnant la référence au monde ouvrier et à la lutte des classes, le PCF a laissé la place à des constructions concurrentes de la représentation des classes populaires, issues en particulier des classes dominantes. La destruction des conditions organisationnelles d’une participation des ouvriers à la vie politique renforce la capacité des groupes sociaux et militants éloignés des classes populaires à parler en leur nom. Sans aucune assise militante dans les quartiers populaires et les usines, le FN peut par exemple tout de même se mettre en scène comme le « parti des ouvriers ». En 2007, avec un certain succès, Nicolas Sarkozy a pu se présenter comme le porte parole de « la France qui travaille ».
En 2012, Jean-Luc Mélenchon, ancien Ministre socialiste et actuel dirigeant du Parti de Gauche, est le candidat commun du Front de Gauche auquel participe le PCF. Comme en 1965 et en 1974 avec François Mitterrand et après l’échec de 2007 (moins de 2 % des suffrages exprimés pour Marie-Georges Buffet), le PCF soutient donc un non communiste pour les élections présidentielles. Etrangement, c’est sous l’impulsion de Jean-Luc Mélenchon et de ses amis issus de la gauche du PS, que la campagne communiste retrouve les couleurs idéologiques du « Parti de la classe ouvrière ». La (re)conquête de l’électorat ouvrier est en effet intégrée à un discours faisant référence à la « lutte des classes » et aux intérêts contradictoires du « capital » et du « travail ». Grâce à l’appui de réseaux syndicaux, le terrain des usines est valorisé comme lieu de la lutte électorale et du combat culturel, notamment contre le FN.
L’opposition au FN sur le terrain des luttes sociales et de l’intérêt des ouvriers est l’un des axes de la campagne du Front de Gauche. Au-delà du dynamisme manifeste de cette campagne qui remobilise communistes et anciens communistes, l’enjeu reste cependant pour le PCF la mobilisation électorale des classes populaires et le renouvellement sociologique de ses structures. Entre les notables communistes souvent vieillissant et leurs techniciens/cadres (collaborateurs d’élus, fonctionnaires territoriaux, etc.), quelle place pour les ouvriers ? Quelle place aussi tout simplement pour les militants ?
Julian Mischi

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