La question fondamentale qui est posée dans cet ouvrage est celle du rôle des médias dans la fabrication des opinions et des connaissances partagées. L’auteur, Thierry Guilbert, s’attache à analyser ce que disent les journalistes, chroniqueurs et éditorialistes de la grande presse - considérés comme des "leaders d’opinion" - en particulier pendant les mouvements sociaux de décembre 1995, d’avril-mai 2003, de l’automne 2010 ou encore de la "crise du CPE" de 2006 et de la "crise financière" de 2008. Leurs articles fournissent de nombreux exemples de la force de persuasion des mots du discours néolibéral (DNL), concentré dans des expressions telles que : "nécessité de la réforme", "usagers pris en otages", "l’exception française", "flexibilité du travail", "plans sociaux", "charges patronales", "déficit des comptes publics", ou "trou de la sécu".
Du discours néolibéral…
La question principale de ce livre est : comment les médias parviennent-ils à imposer l’évidence du DNL, en tant qu’ « ensemble d’énoncés plus ou moins cohérent ayant en commun de promouvoir une vision entrepreneuriale et purement économique de la vie et de toutes les activités humaines ». Ce discours exhorte à rendre productif, au sens économique, ce qui ne peut l’être : l’Ecole et l’Université, l’Hôpital et la Justice. Ses maîtres mots sont "efficacité économique", "rentabilité financière", "retour sur investissement" ». La pensée qu’il est censé porter s’est aujourd’hui mondialisée, mais aussi "dés-historicisée" et "constituée en modèle et en mesure de toutes choses". Elle s’est propagée, souligne l’auteur, « des domaines économiques aux domaines sociaux, politiques, sportifs, médiatiques, éducatifs, écologistes ». Les économistes à l’origine du DNL, au début des années 80, ont choisi « un double modèle de diffusion, à la fois (pseudo) scientifique, entre pairs d’une même discipline et d’un même milieu social, et médiatique (radio, télévision, cinéma, magazines, journaux…), permettant d’accéder à l’ensemble de la société ».
A travers de nombreux exemples, l’auteur vise, non pas à mettre à jour le lexique propre au discours néolibéral, mais à analyser "le fonctionnement à l’évidence" de ce discours. Successivement, il analyse et décortique les procédés de la double dissimulation idéologique, qui derrière la rationalité du discours, transforme sa propre idéologie masquée en propagande invisible ; puis comment les sondages d’opinion sont-ils devenus un "Cheval de Troie" qui configure l’opinion et participe à la "constitution d’opinions partagées" ; l’utilisation des valeurs communes et de l’opinion publique ; la "comparaison aux voisins" et la naturalisation de l’économie ; la (dé)nomination des acteurs et des événements, et les procédés manipulatoires, figures rhétoriques et moules argumentatifs, de persuasion.
… au métadiscours du consensus
Pour l’auteur, le DNL vise à imposer l’impossibilité psycholinguistique de contester les réformes, « c’est-à-dire l’impossibilité de penser et de formuler une contestation en établissant un consentement et un consensus indépassables ». Pour le DNL, tout conflit se réduit à un malentendu, du à un déficit d’information, à une incompréhension, voire à une incapacité à comprendre : « il dénie au peuple, aux fonctionnaires, aux syndicats, à la jeunesse, aux opposants en général, la capacité à élaborer une réflexion politique propre ». Ce métadiscours cherche à ancrer dans les esprits la conviction que les "réformes néolibérales", appelées aussi "processus de modernisation", sont dans la nature des choses : « la solution serait à la fois extérieure aux hommes et indépendante de leur volonté ». Cette "réalité" s’imposerait à tous comme une force naturelle.
Même si « nos dirigeants ont fini par croire à l’évidence du discours néolibéral : pour eux, ce discours ne représente pas la réalité, il est la réalité. Sera-t-il notre futur ? ». Cependant, « l’objectif d’incontestabilité de ce métadiscours n’est pas atteint mécaniquement et il est encore, heureusement possible de résister et de penser autrement ». Cet ouvrage critique nous y aide opportunément.
T.Guilbert, L’"évidence" du discours néolibéral, Ed. du Croquant, 2011, 136 p., 13,50 €.
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