Pour l’auteur de ce gros ouvrage, Hartmut Rosa, sociologue et philosophe allemand, la question de la vie que nous voudrions mener revient exactement à poser celle « de la manière dont nous voulons passer notre temps ». Mais ajoute-t-il, « les qualités de notre temps, ses horizons et ses structures, ses rythmes, ne sont pas sous notre contrôle ». Car, pour lui, « ces structures temporelles ont une nature collective et un caractère social ». Or, les structures temporelles de la modernité sont essentiellement placées sous le signe de l’accélération et leurs protagonistes sont confrontés, non pas à un seul, mais à trois types différents d’accélération. En premier lieu, l’accélération technique qui devrait avoir comme conséquence de ralentir le rythme de la vie, mais qui paradoxalement prend plutôt la forme d’une accélération sociale. Elle débouche en réalité sur l’accélération de la vitesse des transformations sociales et culturelles.
L’étude rétrospective présentée souligne que « de l’observation de G.Simmel d’une constante "augmentation de la vie nerveuse" , dans la grande ville moderne, en passant par l’analyse de M.Weber de la discipline temporelle de l’éthique protestante – la perte de temps devient "le plus grave de tous les péchés" – et la crainte de l’anomie analysée par Durkheim résultant de mutations sociales trop rapides, jusqu’à la formule de Marx et Engels selon laquelle le capitalisme aurait une tendance inhérente à "volatiliser tout ce qui était solide et bien établi", on peut reconstruire tous les diagnostics de la modernité formulés par la sociologie classique comme des diagnostics d’une accélération ».
Aujourd’hui, les effets conjugués des trois formes d’accélération expliquent qu’au lieu du rêve utopique – "utempique" écrit même l’auteur - d’un temps abondant, les sociétés occidentales sont désormais confrontées à une "pénurie de temps". Une véritable "crise du temps" en temps de crise, « qui met en question toutes les formes d’organisation individuelles et politiques ». La "société de l’accélération" en arrive cependant à maquer en réalité « un immobilisme structurel et culturel profond, une pétrification de l’histoire, dans laquelle plus rien d’essentiel ne change, quelle que soit la rapidité des changements en surface ».
Face à cette situation, de nouveaux modèles identitaires et de nouveaux arrangements sociopolitiques restent certes pensables. Mais ce ne peut être qu’au prix - c’est du moins la thèse de l’auteur - du renoncement aux convictions éthiques et politiques les plus profondes de la modernité, de son échec par l’abandon de son projet.
Il souligne que dans ce contexte d’accélération paradoxale, les pratiques quotidiennes et les stratégies temporelles telles que différer, surseoir, activer, ajourner, changer le rythme et la durée sont souvent au cœur des conflits sociaux. « C’est la lutte pour le temps de vie, c’est-à-dire la définition des périodes de formation et de retraite, les revendications portant sur les vacances et les jours fériés, les week-ends et le travail de nuit, la réglementation des congés maladie et des périodes de chômage, qui détermine souvent plus encore que les exigences salariales, les débats économiques et politiques dans les sociétés capitalistes ». Pour l’individu, le sentiment largement répandu que l’on a plus le temps pour "ce qui compte réellement dans la vie", malgré ses ressources de temps libre disponibles, constitue même "une expérience de l’aliénation".
L’idée directrice cet ouvrage, qui se veut de "critique sociale", est que « l’accélération sociale présente de manière constitutive dans la modernité franchit, dans la "modernité tardive", un point critique au-delà duquel il est impossible de maintenir l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociale ». Son hypothèse fondamentale est que les deux processus d’hyperaccélération et de "pétrification sociale" sont liés entre eux de façon systémique. Le temps de la politique serait-il révolu ? « Parce que la politique reste dans son horizon temporel comme dans sa vitesse de travail en retard sur les transformations dans l’économie et la société, elle ne peut plus jouer son rôle pour fixer la cadence de l’évolution sociale ou pour façonner l’histoire ».
La conclusion n’est dès lors guère optimiste. Pour l’auteur, « on ne voit pas comment pourrait se résoudre ce problème de la désynchronisation entre la politique démocratique et l’évolution économique et sociale (…) puisque la possibilité d’une gouvernance politique avec les moyens actuellement disponibles est de moins en moins vraisemblable ». Cela exigerait, selon lui, un "freinage d’urgence" destiné à empêcher que le rythme social ne franchisse un seuil qui rende impossible son contrôle politique et individuel. Sauf à imposer, face aux risques de plusieurs scénarios catastrophiques - course effrénée à l’abîme, "immobilité fulgurante", catastrophe finale de l’écosystème, aggravation des "pathologies de l’accélération", effondrement politique et éruption d’une violence incontrôlable… - une "resynchronisation forcée", visant un ralentissement des mouvements d’accélération pour les ramener à une mesure humaine.
Excellent ouvrage, qui mélange les analyses théoriques les plus poussées - quoique un peu répétitives - et les considérations les plus concrètes. Il mérite bien l’effort de sa lecture au long cours. En regrettant toutefois que, malgré une bibliographie considérable, il néglige les travaux pionniers, en langue française il est vrai, d’Henri Lefebvre sur la "rythmanalyse" (réédité en 1992), où ceux de Lucien Sève sur l’identité individuelle à partir de l’emploi du temps ("Marxisme et théorie de la personnalité",1969).
H.Rosa, Accélération, Ed. La Découverte, 2010, 476 p., 27,50 €
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