Dissensus (le choc des deux Alain)

Ce livre d’affrontement entre deux visions radicalement différentes est la transcription d’un premier entretien, publié dans le Nouvel Obs du 21 décembre 2009 (De l’identité nationale et des Nations), puis d’une nouvelle rencontre, le10 février 2010, sur des sujets portant sur le nerf même de l’époque, par exemple le judaïsme, Israël, Mai 68 ou la résurgence du communisme, passé et à venir.
Au départ, aucun des deux n’est réputé pour son goût du consensus ou du juste milieu :  mais plutôt, selon l’organisatrice de la rencontre,  Aude Lancelin, par “tenir son point avec fermeté et quoi qu’il en coûte” pour Alain Badiou, et “ne pas se laisser intimider par les grondements de la bien-pensance”, pour Alain Finkielkraut.
D’où cette “explication” avec, d’un côté, “un radical intraitable, du maoïste couturé de blessures mais diaboliquement persistant” - entre autres caricatures - pour le philosophe de l’Un et du multiple; sujets de colloques courus dans le monde entier ; et de l’autre, le “pourfendeur inlassable d’un démocratisme nivelant et dominateur, défenseur d’une école de la République menacée par ce dernier”, auteur de La Défaite de la pensée. Un affrontement avec des coups donnés, des coups portés parfois rudes, des points rendus, mais aussi de l’humour dans les plus délicates passes d’armes et pour finir l’estime réciproque et la main tendue.


Bref extrait du dialogue


A.Finkielkraut - Oui mais enfin, on a vu à quoi conduisait cette politique qui faisait fi du sentiment majoritaire... nous sommes donc obligés de tenir compte des dérapages, des horreurs et des folies du XXe siècle.
A.Badiou - Absolument. Mais en quoi ces dérapages et ces folies entament-ils le diagnostic selon lequel l’ensemble de ce à quoi vous tenez est entièrement corrodé par le capitalisme et son associé immanent, la démocratie représentative ?
A.Finkielkraut - Ce à quoi je tiens n’est pas corrodé par la démocratie représentative, mais par la dynamique égalitaire qui introduit les normes de la démocratie dans des domaines où celles-ci n’ont rien à faire, comme la famille, l’éducation et la culture.
A.Badiou - Mais attendez, ce n’est pas la dynamique égalitaire, le problème ! Nous sommes dans une société totalement oligarchique...
 A.Finkielkraut - Vous préconisez donc, pour abattre l’oligarchie, un autre type d’organisation politique que la démocratie représentative. Et vous dites, à plusieurs reprises, qu’il n’y a de politique digne de ce nom qu’habitée par la révolte contre l’inégalité. Mais regardons, par exemple, le fonctionnement d’Internet (...)  Dans la blogosphère, l’ordre du discours est dynamité. Toutes les censures sont levées : l’égalité règne, la spontanéité déferle, la parole se lâche. Les représentants sont court-circuités. Il n’y a que la médiation qui tienne. On a le droit de tout dire, on peut parler de tout dans n’importe quelle circonstance, n’importe qui peut parler de n’importe quoi; le partage du vrai et du faux est aboli; il n’y a plus de critères, il n’y a que des opinions; rien n’est supérieur à rien; les faits historiques cohabitent avec leur négation et ce qui restait de civilité, c’est-à-dire de préséance de l’autre dans les rapports humains, ne résiste pas au vertige de la communication immédiate entre interlocuteurs sans visage. Fin des inhibitions, décapitations des figures d’autorité, renversement de la bienséance : Internet c’est 68 à perpétuité”.
A.Badiou - Vous oubliez de préciser de quelle égalité il s’agit. “Egalité” ne signifie aucunement la mise en équivalence généralisée des opinions. Ça c’est une définition absolument misérable de l’égalité. Je reviens donc à mon aristocratisme essentiel : toute égalité est relative au système de vérité auquel elle se réfère. Sans quoi l’égalité des opinions n’est en rien discernable de l'égalité marchande elle-même : c’est la substitualité des opinions, exactement comme la monnaie est substituable (...)  Il est quand même frappant de voir que l’on assiste bel et bien à la dissolution de toutes les formes traditionnelles de l’autorité, et pour une raison que je crois simple : la hiérarchie, et  non l’équivalence, des opinions constitue une subjectivité qui est hétérogène au capitalisme. La capitalisme demande une subjectivité séparée, individuelle et consommatrice. Et même Internet est un instrument de façonnage d’une subjectivité de ce type. Une subjectivité solitaire pour qui son opinion la plus spontanée mérite d’être inscrite à la face du monde, en équivalence à toutes les autres. Mais ça, qu’est-ce que c’est ? C’est le sujet rêvé pour le capitalisme! Celui-ci ne veut surtout pas de sujet pour qui il existe des valeurs non substituables. qu’est-ce qu’il pourrait faire d’un sujet qui aime la beauté, l’amour, la politique révolutionnaire,  les mathématiques pures, ou même d’un sujet, comme vous et moi, qui aime son pays ? Il n’en a rien à faire, car ça ne correspond en rien à la circulation qu’il organise.

Et l’échange final 

A.Finkielkraut - Je prends acte sans plaisir, pour ma part, de notre entrée dans une époque post-nationale. C’est sans doute parce que la France se défait que j’éprouve à son endroit ce patriotisme de compassion dont parlait Simone Weil. Ce que je regrette aujourd’hui c’est de voir la bien-pensance s’acharner contre une telle tendresse. Cela ne fait qu’aggraver la mélancolie que vous avez remarquée tout au long de ce dialogue.
A.Badiou - Lorsque je la dis vôtre, c’est toujours avec une sourde inclination à la partager. Je pense que vous ne m’avez pas entendu sur ce point. Et j’irai même jusqu’à définir toute une partie de ce que je fais comme une lutte énergique contre cette mélancolie.

Un grand plaisir que la lecture de ce dialogue rare entre deux interlocuteurs intransigeants - l’un faisant assaut de culture l’autre de dialectique - loin de tout consensus certes, mais dans le respect et l’estime de l'autre.

Badiou/Finkielkraut, L’Explication, Ed.Lignes, 2010, 172 p.

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