Dans les sociétés occidentales hyperformatées, l'idée même du conflit n'a plus sa place. Les conceptions de la vie commune tendent vers l'intolérance à toute opposition. Le minoritaire doit se soumettre à la majorité et, de plus en plus, contestataires et dissidents semblent relever de l'"anormal", sinon du « criminel ». Dans cet essai iconoclaste et salutaire, Miguel Benasayag et Angélique del Rey explorent les racines et les effets délétères de l’idéologie anti-conflictuelle en vogue.
Partant de l’hypothèse d’Héraclite, selon lequel « le combat est de tous les êtres le père », les auteurs soulignent le rôle de l’évitement et du refoulement du conflit dans la crise de la démocratie contemporaine : « Comment ne pas voir là un étouffement du conflit, qui implique la dévitalisation du tissu social, l’oubli de cet ancrage déterminant les conflits internes à la société, et constituant le principe même de son évolution ? »
Ils procèdent d’abord à un tour d’horizon des conflits, vécus ou appréhendés comme tels par nos contemporains (« paysages des conflits »). Ensuite, ils développent la thèse d’une « réalité ontologique » du conflit, comme inhérente à l’existence humaine (« Conflit et existence ») pour en tirer enfin « des conséquences concernant l’engagement et l’agir dans l’époque qui est la nôtre » (« Vers l’agir »).
Si les citoyens ne sont pas d’accord avec telle ou telle réforme gouvernementale, « c’est qu’ils n’en ont pas compris la raison » dirait Sarkozy. C’est la version « soft » du refoulement. Mais sa version dure implique l’éradication de l’altérité, pour la transparence radicale du tout sécuritaire. Elle ne connaît pas d’ennemi, mais seulement des « terroristes » et des « déviants » à éliminer. D’où sa forte propension à criminaliser toute opposition.
C’est ainsi qu’on réduit le champ du conflit à des rivalités formatées, remplissant la condition de ne pas mettre en question les fondements du système dominant.
Dans une logique qui permet aussi d’occulter le rapport entre le local et le global. Si nombre de nos contemporains ressentent quotidiennement la crainte de l’avenir, ce n’est pas pour autant qu’ils abandonnent la pensée en termes de progrès. Il s’agit surtout de désinvestir un avenir considéré comme condition de toute globalité, pour investir un présent qui ne relève plus que de la construction locale. Dans un pari qui s’inscrit dans le réel, en s’appuyant sur le sens local de nos actes. Si le global apparaît désormais comme une abstraction incapable d’ordonner nos vies concrètes, le local se présente à nous dans son immédiateté quotidienne.
Nos sociétés produisent, par exemple, de plus en plus de « sans » : « sans travail », sans toit », « sans accès aux soins », « sans papiers », « sans terre ». Sont-ils pour autant des exclus ? De plus en plus nombreux, ils sont en fait tout à fait inclus, mais à leur stricte place. Depuis les années 1980, les luttes des sans, par exemple celles des « sans-terre » au Brésil et ailleurs, ont souvent cherché à construire des espaces de vie alternatifs. C’est ainsi que les sans sont progressivement devenus des laboratoires et des « chercheurs » de nouvelles possibilités : les liens entre les gens, et des gens avec l’environnement, connaissent de nouvelles formes. Aujourd’hui cependant, la perspective des sans comme nouveaux sujets sociaux semble entrée dans une impasse. D’autant plus que le mouvement « alter », qui s’est développé en les accompagnant, est retombé dans l’ancienne figure de la représentation comme lieu de pouvoir : il a discipliné et sclérosé le mouvement alternatif, qui sans disparaître est cependant devenu plus flou, et plus difficile à saisir.
Analysant ainsi les différentes dimensions du conflit - entre nations, dans la société ou au sein même de l'individu -, les auteurs mettent à jour les ressorts profonds de la dérive conservatrice des sociétés dites postmodernes. Ils démontent aussi bien les illusions de la " tolérance zéro " que celles de la " paix universelle ". Nier les conflits nés de la multiplicité, ceux dont la reconnaissance fait société, c'est mettre en danger la vie. Le refoulement du conflit ne peut conduire qu'à la violence généralisée, et l'enjeu auquel nous sommes tous confrontés est bien celui de l'assomption du conflit.
« Un éloge du conflit et, à vrai dire, un éloge de la vie, du conflit comme fondement de la vie ».
M.Benasayag et A. del Rey, Eloge du conflit, Ed. La Découverte, Coll. Armillaire 2007, 227
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