"Les intermittences de la mort"


Pour J.Saramago, prix Nobel portugais de littérature, "c'est le livre le plus amusant que j'ai écrit sur un sujet aussi imposant." A 86 ans, il n'a rien perdu de sa faconde, de son style narratif si particulier - tout à la fois fluide, dense et sinueux - et de sa liberté de ton. D’où ce roman "jubilatoire" où la mort occupe le premier rôle.
Dans un précédent roman (La Lucidité, 2006) il imaginait qu’aux élections, c’était les votes blancs qui l’avaient emporté. Cette fois, dans un autre pays inconnu, une monarchie parlementaire, alors que les douze coups de minuit annonçant "l'an neuf" viennent de retentir, tout ce que le royaume compte en vieillards, accidentés et malades en phase terminale, dont la reine-mère, sont contre toute attente maintenus étrangement en vie.  Le rêve millénaire d’éternité semble se réaliser et la nouvelle de la mise en panne de la mort gagne toute la population qui en pavoise d’aise.  Car "celui qui n’expose pas le drapeau immortel de la patrie à sa fenêtre ne mérite pas de rester vivant.  Ceux qui ne brandissent pas bien haut le drapeau national sont des vendus à la mort", même si "quelques rares personnes murmuraient à voix basse que tout cela était exagéré". Etrange écho de notre propre actualité.
Mais ce rêve tourne en fait très vite au cauchemar. Pour l'Eglise tout d'abord, vieille tête de turc de Saramago, qui perd là sa principale raison d’être. "Sans mort il n'y a pas de résurrection, et sans résurrection il n'y a pas d'église, Diable !", explique le cardinal au premier ministre, qui a vite fait d'être interpellé aussi par les pompes funèbres mises au chômage technique, les hôpitaux qui n'arrivent plus à maîtriser entrées et  sorties, ou encore les "foyers du crépuscule", nouvelle désignation des maisons de retraite prolongée, au bord de l'asphyxie... Tandis que représentants religieux et philosophes réunis en commission d’éthique dissertent à perte de vue sur les conséquences d'un avenir éternel  ("L’acceptation explicite de l’idée de la mort est absolument fondamentale pour l’avènement du royaume de dieu et par conséquent toute discussion sur un avenir sans mort serait non seulement blasphématoire, mais également absurde  "),  le gouvernement pactise secrètement avec la "maphia" locale  - avec "ph", pour ne pas la confondre avec l’autre - qui organise discrètement des voyages ad patres vers les pays frontaliers voisins où la mort sévit encore.
Et le pays s'enfonce dès lors dans une crise sans précédent, diplomatique, économique, sociale, et même politique quand, face à un roi désormais éternel, les tenants de la République réclament l'instauration d'un nouveau régime.
Mais six mois plus tard, par une lettre violette lue par directeur de la télévision nationale, la mort annonce qu'elle va mettre un terme à cette expérience si fâcheuse. Consciente de la "brutalité indécente" à retirer la vie sans crier gare, elle précise cependant qu'elle y mettra désormais les formes, en adressant une lettre huit jours avant l'échéance fatale, afin que chacun puisse "mettre de l'ordre dans ce qui lui reste de vie, rédiger son testament, dire adieu à la famille, lui demander pardon pour le mal commis ou faire la paix avec le cousin avec qui on avait coupé tous les ponts".
Passé l'émoi et l'hécatombe des premiers jours - quand bien même, écrit Saramago, "la mort, par elle-même (...) a toujours beaucoup moins tué que l'homme" - tout semble rentrer dans l'ordre. Lorsqu'un nouvel épisode étrange vient à contrarier notre héroïne, qui signe ses missives d'un "m" minuscule pour la distinguer de la Mort absolue. Sans raison, une lettre lui est retournée. Se sentant bafouée, sinon humiliée, la mort, prenant l'apparence d'une femme, décide d'abandonner son bureau et sa faux pour enquêter sur cet homme, violoncelliste de son état, qui traite l’annonce de son triste sort par un tel mépris.
Jusqu'ici social, politique et philosophique, ce conte à la fois philosophique et fantastique s’achève alors par un singulier face-à-face, intimiste et émouvant. Un combat entre Eros et Thanatos que livre avec maestria un romancier malicieux et virtuose qui sait se jouer de tous les paradoxes et "tire la langue à la mort"  par un inattendu hymne à la vie.

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