"L’ivresse des sondages" Alain Garrigou


Depuis les années 1980, le nombre de sondages politiques a été multiplié par deux en France, et on en compte plus d'un millier par an. « Il y en a plus que jamais ! En ce moment, on est à trois sondages par jour en moyenne.» Alain Garrigou, professeur de Sciences politiques à l'université de Paris X Nanterre, en rirait presque, si le constat qu'il dresse n'était désolant pour la démocratie. Dans son dernier ouvrage, L'ivresse des sondages,  il met à nu les outils de la manipulation sondagière, qu'entretiennent milieux journalistiques et politiques. Et la bulle en prend ici pour son grade.
Les sondages politiques ont largement contribué au crédit des sondages en général, grâce aux prévisions électorales effectuées à partir des intentions de vote. Or, depuis le milieu des années 1990, les prévisions des sondages ne laissent pas de défrayer la chronique : élection présidentielle américaine de 2000, élections présidentielles françaises de 1995 et 2002, référendum français sur le Traité Constitutionnel Européen en 2006… Chaque fois, l’ordre d’arrivée des candidats ou des partis, ainsi que l’écart de voix qui les séparait ont surpris tous les observateurs, induits en erreur par les sondages sur les intentions de vote.
Les sondeurs se disculpent par le nouveau comportement des électeurs, plus inconstant ou volatil que par le passé. Alors que certains professionnels s’efforcent de relativiser les problèmes rencontrés ou tentent d’améliorer leurs méthodes, d’autres s’inquiètent du taux croissant de non-réponses aux sondages d’opinion parmi certaines couches de la population (jeunes, catégories populaires). Ils craignent que ce phénomène n’affecte la représentativité des échantillons et ils le mettent en parallèle avec la hausse de l’abstentionnisme. Ces difficultés relancent les interrogations légitimes sur la fiabilité des sondages.
Mais ils occupent plus que jamais une place centrale dans les commentaires médiatiques de la vie politique, et tout autant dans l'agenda et les décisions des responsables politiques eux-mêmes. Et, sauf en de rares occasions - qui n'altèrent en rien l'ivresse des sondages -, ceux-ci ne sont plus critiqués, et tout le monde affecte de croire qu'ils offrent un fidèle reflet de la réalité. « Les sondages sont l’instrument d’un “journalisme paresseux" qui permet de parler du monde sans sortir de son bureau », souligne Alain Garrigou.
Dans cet essai vif et documenté, il montre à quel point la production de sondages, ainsi que l'usage qui en est fait, confinent souvent à l'absurde. Un vrai travail d'enquête sur un sujet qui dérange, et révèle les dessous d'une manipulation de l'opinion à l'échelle nationale. Il estime que les instituts de sondages exercent une influence particulièrement négative sur la vie démocratique. Il devient pour le moins paradoxal qu’ils marquent toujours autant la politique, alors qu’ils produisent de plus en plus d’affabulations.
Car, que les sondages se trompent, ce n'est plus un scoop. «C'est l'histoire d'un ivrogne qui cherche sous un réverbère ses clefs de maison qu'il a perdues à quelque distance de là. Comme on lui demande pourquoi il ne les cherche pas où il les a perdues, il répond : "C'est mieux éclairé ici ! ".» Cette citation d'Abraham Kaplan qui démarre l'ouvrage, illustre très bien le propos d'Alain Garrigou. Selon lui, les sondages n'ont rien de scientifique. Au fil de son argumentation, l'auteur rappelle, entre autres, que les pires ennemis des instituts sont le « sans opinion » et le « ne veut pas répondre ». Mieux vaut une réponse fausse ou une approximation, que quelqu'un qui ne sait pas ou qui n'a pas envie de se prononcer. Le but : entretenir « l'illusion de la transparence» , faire croire, à tout prix, que le sondage est la « photographie » d'une mythique « opinion publique ». Mais Alain Garrigou va même au-delà des démonstrations techniques qui invalident la vérité des chiffres. Exemples à l'appui, il accuse et parle de manipulation.
Collusion, conflits d'intérêts, omissions : les sondages mentent. Celui qui les commande, celui qui paye et qui fait publier, leur fait dire ce qu'il veut. « Le 8 juin 2006, un sondage BVA-Le Figaro-LCI donnait ce titre du quotidien : « Pour 56% des Français, Sarkozy fait les bons choix ». L'article n'évoquait même pas d'autres résultats moins conformes à ce satisfecit, comme le fait que 81% des sondés attribuaient l'insécurité à la dégradation des conditions de vie et à la pauvreté, que les médias créaient le sentiment d'insécurité pour 73%, etc. » Et l'auteur de conclure : « Bref, il s'agit pour les commanditaires de faire dire aux sondés ce qu'ils veulent entendre. »
Il révèle notamment comment la fiabilité des résultats est gravement mise en cause par les techniques utilisées et par le refus croissant des citoyens de répondre aux sondeurs. Et, plus profondément, il explique comment la " sondomanie " a radicalement transformé la vie politique. Loin de favoriser la démocratie, comme le promettait dans les années 1930 George Gallup, le pionnier américain des sondages d'opinion, ceux-ci l'ont fortement pervertie, ne serait-ce que par le rôle invraisemblable qu'ils jouent dans les décisions de politique publique.
Alain Garrigou va loin. Son livre est clair, nourri d'exemples. De Martine Aubry à Nicolas Sarkozy, auxquels il faudrait désormais ajouter Ségolène Royal, la « reine des sondages », tous les accros aux sondages y passent.
Avec cette question finale : « Est-il encore possible de parler d’idées, de programmes et de convictions alors que les sondages sont devenus la principale boussole des candidats et des gouvernements ? » 
Un ouvrage percutant, particulièrement édifiant et bienvenu à la veille d’une lourde période électorale.
Ed. La Découverte, Coll. « Sur le vif », 2006, 128 pages, 6,90 €.

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