Qu'est-ce que l'intercommunalisation a fait depuis 2000 à la démocratie locale ? Et comment la réenchanter ?

L'auteur, Fabien Desage, dans une postface* à "Politiser l'intercommunalité" (2023), examine les recherches en sciences sociales sur l'intercommunalité des 25 dernières années, mettant en lumière la confiscation politique de ces instances par les élus locaux, ce qui limite leur capacité à planifier, redistribuer et aménager leur territoire.
  • Les intercommunalités, bien que de plus en plus présentes, manquent de légitimité et restent sous l'influence des maires et des groupes d'intérêt. Les élections municipales ne parviennent pas à politiser les enjeux intercommunaux, restant une affaire d'initiés.
  • Les législateurs nationaux et les élus locaux ne semblent pas conscients des effets négatifs de cette situation. La dépolitisation des intercommunalités favorise une gestion néolibérale axée sur l'attractivité économique. Les délégués intercommunaux semblent ignorer ces analyses, nourrissant un déni démocratique persistant.
  • Il est urgent de sortir de ce déni pour réenchanter la démocratie locale et permettre une action collective face aux défis actuels. Si les intercommunalités étaient démocratisées, elles pourraient contribuer à ce réenchantement en transformant leur confiscation en une démocratisation vertueuse, offrant d'autres perspectives d'action.

Résumé

L'auteur examine les recherches en sciences sociales sur l'intercommunalité des 25 dernières années, mettant en lumière la confiscation politique de cette structure par les élus locaux, en particulier les maires. Cette confiscation limite les capacités des intercommunalités à planifier, arbitrer, redistribuer et aménager leur territoire de manière juste et durable. Les acteurs politico-administratifs semblent ignorer les analyses des chercheurs, accentuant le confinement politique de l'intercommunalité et empêchant tout débat public sur son rôle et ses actions.

Le manque de légitimité démocratique et l'interdépendance croissante des intercommunalités avec les maires et les intérêts économiques limitent leur capacité à agir de manière indépendante. Les élections municipales n'ont pas permis d'introduire les enjeux intercommunaux dans les campagnes électorales, la politique intercommunale demeurant principalement une affaire d'initiés. Les institutions intercommunales restent sous le contrôle des notables locaux et des maires, favorisant une croissance économique locale au détriment de la réduction des inégalités sociospatiales et des politiques environnementales.

La politisation progressive des communes avait permis l'émergence de politiques ambitieuses et progressistes malgré leurs faibles ressources. Cependant, l'échec des institutions intercommunales à lutter contre les inégalités s'explique par leur faiblesse démocratique et leur gouvernance centralisée. Il est essentiel de démocratiser et rendre plus transparentes ces institutions pour permettre une réelle représentativité et un rééquilibrage territorial.

Pour surmonter les impasses actuelles, il devient nécessaire de réenchanter la démocratie locale et de rompre avec le consensus politique qui paralyse les prises de décision. La (re)politisation des intercommunalités et une plus grande transparence sont des étapes indispensables pour garantir une action publique efficace et équitable. Il est temps de repenser le rôle des institutions intercommunales et de leur redonner une légitimité démocratique pour faire face aux défis collectifs et mettre fin à l'impuissance publique locale.

DESAGE Fabien, 2023, « Don’t look up ? Les incapacités politiques intercommunales, de la méconnaissance au déni », dans Lefebvre R. et Vignon S. (dir.), Politiser l’intercommunalité ? Les élections municipales de 2020, Presses du Septentrion, p. 303-336.



Extraits

Ce qui apparaît de prime abord comme un « paradoxe » (la faible légitimité démocratique des EPCI au regard de leur rôle croissant) devait, au contraire, être pensé comme une relation de cause à effet. C’est en effet parce que leurs compétences et leurs budgets se développent, parce que les élus communaux en sont de plus en plus dépendants, que ces derniers – et en particulier les maires – ne peuvent plus prendre le «  risque démocratique  » de siéger dans l’opposition, même de manière provisoire, une fois pris au piège de cette cogestion «  consensuelle » (qui n’a de consensus que le nom).

Les mois qui précèdent les élections municipales ouvrent certes des séquences de politisation éphémères. Depuis 20 ans, et la montée en puissance des intercommunalités, on pourrait s’attendre à ce que les enjeux intercommunaux se soient invités dans  les campagnes électorales, qu’elles soient l’occasion d’une diffusion et discussion des programmes et des alternatives de politiques publiques à cette échelle. Qu’il s’agisse des questions d’urbanisme, de logement, de fiscalité, de mobilité et de transport ou encore de développement économique, les politiques menées par les EPCI sont en effet devenues essentielles pour tout projet communal. Pourtant, cette politisation est loin de se produire ou de prendre la forme attendue. L’intercommunalité restant avant tout une affaire d’initiés

Desage et Guéranger observaient dès 2001 que les questions intercommunales étaient peu abordées, faute d’être traduites par la plupart des candidats communaux, privilégiant de loin les thématiques municipales jugées plus accessibles, compréhensibles et rentables électoralement. Si les questions intercommunales apparaissaient parfois dans les programmes de 2001 – à peine moins qu’en 2020 – c’était d’une manière souvent peu problématisée ou programmatique.

Plus que comme l’espace de production désormais essentiel de l’action publique locale qu’elle est devenue, qu’il s’agirait de présenter et de politiser comme tel lors des élections communales, l’intercommunalité reste ainsi prioritairement investie par les principaux candidats et leurs organisations comme un enjeu de conquête de mandats. Elle fait donc toujours (et plus que jamais  ?) figure d’enjeu interne au champ politique, et ne donne pas réellement lieu à un travail d’intéressement et de mobilisations des électeurs.

L’impression générale d’une forme d’inertie voire de renforcement de processus anciens, validant l’hypothèse d’une tendance à l’autorenforcement de l’ordre politique propre aux intercommunalités, tel qu’il s’est développé initialement en France  : à bonne distance des citoyens et sous le contrôle des seuls notables locaux et des maires. 

Dans l’état actuel de leur structuration institutionnelle et politique, les EPCI semblent en effet susceptibles de favoriser – au mieux – la croissance économique locale, mais jamais de réduire les inégalités sociospatiales ou de mener des politiques qui limiteraient la consommation du foncier agricole et naturel.

On se tromperait lourdement si l’on ne considérait les effets de ces gouvernements urbains qu’à travers le prisme de la « dépolitisation » ou, pire, de l’« apolitisme » de l’action publique induite. C’est bien un agenda néolibéral, autour de la quête de l’attractivité, économique ou touristique notamment.

Lorsque ce rétrécissement de la vie publique se combine avec une valorisation du consensus, l’hostilité des élus à toute politique devient palpable. Dès lors que la résolution de problèmes prend la place de la délibération concernant les conditions sociales et les futurs politiques possibles, dès lors que le consensus se substitue au débat.

Jadis, au niveau local, la « politisation » progressive des communes, en lien là aussi avec la structuration partisane du mouvement ouvrier et son agenda réformateur, a contribué de manière décisive à l’émergence de politiques nouvelles (d’infrastructure, de protection sociale, d’éducation et de logement). Politiques qui, en dépit des faibles ressources de ces institutions, étaient marquées par leur ambition progressiste

La « défaite du demos » au niveau intercommunal, qui n’est pas une abdication mais le résultat de multiples processus d’exclusion et de clôture de l’espace représentatif, sonne dès lors également le glas des capacités d’action redistributives et constitutives de ces institutions. Pour le dire autrement, l’échec des institutions intercommunales à lutter contre les inégalités sociospatiales ou contre la consommation des espaces naturels et agricoles découle directement de leur faiblesse démocratique, dont certaines conséquences demeurent largement impensées : en acceptant de repousser aux calendes grecques la question de la démocratisation des EPCI, en pensant qu’un bon « design institutionnel » ou de « bons compromis » suffiraient à garantir leur efficacité, les réformateurs et les conseillers communautaires ont condamné ces structures à rester des « créatures » des maires, sans légitimité propre pour arbitrer et pour rééquilibrer leur territoire. Comment se fait-il, néanmoins, que les acteurs de l’intercommunalité ne le sachent pas ou, pour être plus exact, que les analyses qui éclairent ces mécanismes continuent d’être ignorées à ce point ?

Comment expliquer l’engouement non démenti des réformateurs et d'une majorité d'élus locaux pour le développement d’une intercommunalité du second degré, en dépit là encore des multiples travaux [académiques, politistes et sociologiques] qui pointent, depuis 20  ans au moins, les effets délétères de ce mode de gouvernement sur la démocratie et l’action publique locales («  crise de la représentation  » et montée de l’abstention, croissance des inégalités sociospatiales, impuissance face aux crises environnementales et climatiques) ?

Les obstacles et filtres étaient nombreux. Les élus locaux notamment, hormis quelques nouveaux venus moins dotés, ne peuvent littéralement pas entendre des analyses qu’ils perçoivent – à tort – comme un jugement de leur action au sein de ces institutions. S'« il faut faire une scène démocratique très claire », il y a plein d’élus qui ne veulent pas ça ! Ça c’est évident. (...) Ils ont très peur d’une interco qui se politise. Ils ont très peur de la politisation". Il y a beaucoup d’élus qui vont remettre en cause d’emblée certains travaux, en disant de manière un peu caricaturale « ce sont des gauchistes, ils ne sont pas objectifs, ils prêchent pour leur propre paroisse »

La (re)politisation des instances intercommunales –  et donc la rupture avec le consensus – est un préalable, qui nécessitera leur démocratisation et leur publicisation accrue, seules à même de garantir l’ancrage partisan et sociétal des élus qui y siègent et une forme de « parlementarisation  » de ces institutions.

Conclusion : regarder la faillite de l’intercommunalité en face, réenchanter les possibilités de la démocratie locale.

Sortir du déni, mais aussi des impasses et des nombreuses déceptions qu’il suscite, implique sans doute en tout premier lieu de réenchanter la démocratie locale, et de voir de nouveau dans ses fragiles procédures de délibération, de décision et de contrôle, un ensemble non pas de freins et d'obstacles mais de solutions, les plus à même de nous permettre d'affronter collectivement les difficultés et d'en finir avec l'  «  impuissance publique  ». 

Si les institutions intercommunales ont joué un rôle indéniable ces dernières décennies dans la lente dépolitisation du local, il est envisageable qu'elles contribuent, une fois démocratisées, à ce réenchantement, tant leurs domaines d’intervention (eau, voirie, logement, urbanisme, transport…) touchent à des expériences sensibles (au deux sens du terme) du rapport ordinaire des citoyen.ne.s au politique et à l’action publique. Ainsi, au cercle vicieux de leur confiscation pourrait se substituer celui vertueux de leur démocratisation, ouvrant de nouvelles marges d'action. En avons-nous seulement encore le temps ?

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